nov 2014

Miséricorde et doctrine :
Enjeux théologiques et ecclésiologiques du synode sur la famille

badeau perso
Ignace Berten
Bruxelles, novembre 2014
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Table des matières
Miséricorde et doctrine : ………………………………………………………………………………….. 1
Enjeux théologiques et ecclésiologiques du synode sur la famille ……………………………. 1
1. Le contexte ecclésial : de Vatican II au Synode sur la famille…………………………… 5
1.1 La collégialité vidée de son contenu ………………………………………………………. 6
1.2 Le pape François et l’annonce du synode ……………………………………………….. 9
2. Sur le déroulement du synode d’octobre 2014 ……………………………………………… 14
2.1 La première semaine et le document de synthèse intermédiaire ………………… 15
2.2 La deuxième semaine et le rapport final ……………………………………………….. 19
2.3 Le message aux familles et le discours final du pape ………………………………. 21
3. La doctrine : continuité, développements, ruptures ? …………………………………….. 22
3.1 Vatican II : continuité et/ou rupture ? …………………………………………………… 22
3.2 La famille : continuité de la doctrine ? …………………………………………………. 24
3.3 L’argumentation scripturaire ………………………………………………………………. 25
4. Miséricorde et doctrine ……………………………………………………………………………. 27
4.1 Débats au cours du synode …………………………………………………………………. 28
4.2 Modestes pistes théologiques ……………………………………………………………… 32
4.2.1 Quelques conditions préalables …………………………………………………….. 32
4.2.2 Sur l’indissolubilité …………………………………………………………………….. 32
4.2.3 Sur le péché ………………………………………………………………………………. 33
Brève conclusion…………………………………………………………………………………………… 36
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Résumé
La première étape du synode sur la famille vient de s’achever. Le pape François a clairement voulu ce synode sur la famille animé par l’esprit de miséricorde auquel il ne cesse d’appeler et qu’il manifeste lui-même dans ses gestes et ses paroles. Dans Evangelii Gaudium il a clairement dit vouloir redonner souffle à la collégialité. Dans cet esprit, il en appelle à une revalorisation des conférences, mais de plus il a demandé l’implication des communautés croyantes en invitant les évêques à consulter les fidèles des paroisses.
Les mois qui ont précédé le synode ont été marqués par une polarisation publique au plus haut niveau des cardinaux sur la question de l’ouverture ou non de l’accès à la communion eucharistique pour les divorcés remariés. Cette question n’est pas la plus importante ni la plus urgente concernant la problématique de la famille et des familles aujourd’hui pour l’Église. On peut se demander alors pourquoi elle a pris une telle place dans le débat public et puis dans le temps de débat au synode lui-même.
Cet article montre que la raison en est que cette question constitue comme un paradigme. La mise en oeuvre de la miséricorde évangélique est inopérante sans changement de doctrine. Or très majoritairement, les pères synodaux ont dit et redit qu’on ne devait ni pouvait changer la doctrine : il suffirait de mieux l’expliquer et, éventuellement par compassion, ne pas être trop regardant sur son application.
Cet article analyse la façon dont le débat s’est développé lors du synode au sujet de cette question des divorcés remariés, et en souligne à la fois les tensions et les contradictions. Il montre ensuite que sur de nombreuses questions la doctrine affirmée de la façon la plus solennelle lors de conciles ou par le magistère de l’Église a de fait changé et qu’il y a, au cours de l’histoire, de véritable contradiction dans les affirmations doctrinales. Il conclut par quelques modestes conclusions et perspectives proprement théologiques.
S’il peut être reconnu que sur ce point la doctrine peut changer, d’autres questions en souffrance dans l’Église pourront aussi être progressivement débloquées : ministères, contraception, homosexualité, etc.
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Avant-propos
À l’initiative du pape François, un synode extraordinaire sur la famille vient d’avoir lieu. Ce synode en prépare un second annoncé pour octobre 2015. Cette première étape a soulevé des questions fondamentales en ce qui concerne la doctrine de l’Église catholique. En conclusion de la première phase de ce synode en deux temps, il est demandé que les questions soient approfondies par les conférences épiscopales. Cet article, touchant une des questions controversées débattues pendant le synode, veut être une modeste contribution à ce débat théologique.
Dans les semaines qui ont précédé l’ouverture de ce synode sur la famille, une controverse publique a porté sur la question de l’accès des divorcés remariés à la communion lors de la célébration eucharistique. Cette controverse a impliqué des cardinaux de premier plan. La question a aussi occupé une place importante lors de la première semaine du synode. Cette question a certes son importance, davantage dans certaines régions que dans d’autres, mais elle n’est pas le thème le plus important ni le plus central au sujet de la famille dans une perspective ecclésiale.
On peut entendre cette réflexion de Jocelyne Khoueiry, directrice du Centre Jean-Paul II, invitée au synode, dans une interview du 24 octobre1 :
Au Moyen-Orient, les familles « cherchent avant tout à survivre, puis elles tenteront d’affronter les défis économiques, sociaux, culturels – ils sont nombreux – auxquels elles doivent faire face. À coup sûr, leurs problèmes n’ont rien à voir avec les questions lancées par les titres de vos journaux sur le Synode ».
« Je suis avec assiduité les travaux du Synode, et je m’aperçois que des questions comme la communion pour les divorcés remariés ou les relations homosexuelles, que l’on présente comme si c’étaient les seuls problèmes des familles aujourd’hui dans le monde, en réalité ne sont absolument pas à l’ordre du jour au Liban. Il s’agit de questions européennes, occidentales. Mais l’Église, ce n’est pas seulement l’Europe. L’Église, c’est aussi le Proche-Orient, l’Asie et l’Afrique. Nous n’accepterons jamais cette uniformisation ».
Jocelyne Khoueiry a raison : les problèmes de la famille au Liban sont infiniment plus graves que la question des divorcés remariés ou des relations homosexuelles. Sur ces problèmes dramatiques, un synode peut avoir une parole claire de solidarité et un appel à davantage d’implication de l’Église. Mais l’Église en tant que telle, et a fortiori les évêques réunis en synode n’ont pas de prise sur une telle situation. On peut sans doute regretter que le message final adressé aux familles ne soit pas plus fort en ce sens. Par contre, en ce qui concerne les divorcés remariés ou les relations homosexuelles, parce que cela touche la doctrine et la pratique de l’Église elle-même, les évêques ont autorité et pouvoir pour agir directement, soit en maintenant la pratique actuelle de l’Église soit en la changeant.
Par ailleurs, si nombre de familles sont en difficulté aujourd’hui, si les couples sont fragiles, ce n’est pas seulement dû, comme certains ont tendance à l’affirmer, à un
1 Pour les dates données en lien avec les citations, lorsqu’elles sont de 2014, pour simplifier, je donne seulement la date, mais pas l’année.
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relativisme des valeurs, en particulier en Europe. Les enquêtes européennes des valeurs manifestent dans tous les pays que la première valeur est la famille conçue en son sens traditionnel : homme / femme avec enfants dans le désir de la durée. Et la majorité des jeunes qui s’engagent dans le mariage désirent sincèrement que cela dure, que cela dure toujours. De ce point de vue, la société n’est pas aussi relativiste qu’on le dit ou le pense, entre autres dans certains milieux d’Église. Mais il faut alors s’interroger pourquoi les couples sont si fragiles. Il y a bien sûr la faiblesse humaine qui est de toujours. Mais il y a aussi et surtout sans doute le contexte socioculturel.
Il reste qu’on peut et doit se demander pourquoi certaines situations typiquement occidentales2 et somme toute très limitées quantitativement ont pris une telle importance et quels en sont les enjeux. Ce sont ces questions que cherche à rencontrer cet article. Je suis profondément convaincu que la réponse à l’appel du pape François à la miséricorde, s’il veut réellement rencontrer un certain nombre de personnes et de situations, ne peut prendre corps dans l’Église sans changement de la doctrine3. C’est cette conviction que je cherche à argumenter ici.
1. Le contexte ecclésial : de Vatican II au Synode sur la famille
Au 19e s., le développement des sciences historiques appliquées au texte biblique, la théorie darwinienne de l’évolution, l’émergence de la démocratie libérale ont conduit l’Église catholique à se crisper sur les doctrines les plus traditionnelles, en condamnant toutes ces nouveautés, ou erreurs du présent. Le Syllabus de Pie IX (1864) en est l’expression, de même que le serment dit antimoderniste imposé en 1910 par Pie X à tout responsable ecclésial (prêtre avant d’avoir le pouvoir de prêcher ou confesser, à tout supérieur religieux, à tout enseignant de théologie, etc.), par le Motu proprio, Sacrorum antistitum. Ce serment a été supprimé par Paul VI en 1967 seulement. Il commençait par ces mots : « Moi, N…, j’embrasse et reçois fermement toutes et chacune des vérités qui ont été définies, affirmées et déclarées par le magistère infaillible de l’Église, principalement les chapitres de doctrine qui sont directement opposés aux erreurs de ce temps. » L’expression suggère que les condamnations romaines des libertés modernes relèvent de l’infaillibilité. Toute recherche et expression théologiques un peu critiques étaient dès lors exclues et objet de répression.
Vatican II a promu un nouvel esprit et une nouvelle dynamique au sein de l’Église. Dans Lumen Gentium, le concile a rompu avec le schéma qui avait été préparé par la curie romaine dans l’esprit de la théologie dominante. Ce schéma présentait l’Église comme société parfaite pensée à partir du pape, – le chef visible de l’Église, le Christ en étant le
2 Les questions concernant les divorcés remariés ou l’homosexualité ne concernent cependant pas seulement l’Europe, comme semblaient le reprocher certains évêques africains : en Amérique du Nord ou dans nombre de pays d’Amérique latine, la question est aussi très présente. Pour l’Afrique, le synode a touché la question de la polygamie, mais peut-être s’en est-il tenu à une approche purement pastorale sans pointer le fait qu’il y est peut-être aussi question de doctrine, entre autres en lien avec l’eucharistie, dans un contexte culturel tout différent.
3 Quand il est question de doctrine dans cette étude, il s’agit de la doctrine officielle du magistère, ou de l’enseignement de l’Église clairement identifié à cette doctrine par les deux rapports du synode.
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chef suprême et invisible, – et de la hiérarchie épiscopale, qui gouverne sous l’autorité suprême du pape4. Lumen Gentium renverse cette image pyramidale pensée à partir de son sommet : la Constitution sur l’Église traite d’abord du peuple de Dieu, situe ensuite l’épiscopat et au sein de celui-ci le ministère du pape. Vatican II valorise l’épiscopat et la collégialité, et il donne consistance aux conférences épiscopales. De plus, Paul VI, lors de l’ouverture de la dernière session du concile, en 1965, dit son intention d’instituer le synode des évêques, comme expression de la collégialité. Le décret d’application de Vatican II (1965) officialise l’existence des conférences épiscopales (qui existaient de fait dans certains pays), demandant qu’elles soient instituées dans tous les pays.
1.1 Le statut de la vérité dans l’Église : la collégialité vidée de son contenu
Le sens de la collégialité va malheureusement être assez rapidement vidé de son contenu. Jean XXIII faisait totalement confiance à l’assemblée conciliaire. Paul VI a certes soutenu le travail du concile et l’a mené jusqu’au bout. Mais en même temps, il a cherché à contrôler pour une part les travaux du concile et il a autoritairement retiré du débat conciliaire certaines questions difficiles, questions vivement débattues dans plusieurs pays : la contraception, l’accès à l’eucharistie pour les divorcés remariés (question déjà posée par le cardinal Suenens, qui était l’un des quatre modérateurs de l’assemblée conciliaire) et le célibat des prêtres. Les deux premières questions ainsi étouffées rebondissent aujourd’hui à l’occasion du synode. Au sujet de la contraception, Paul VI ayant exprimé son intention de réunir une commission d’experts sur ce sujet, à la suite de l’initiative de Jean-XXIII en 1963, le concile lui a confié de traiter cette question5. On sait comment cette problématique de la contraception a été traitée par l’encyclique Humanae vitae (1968), dans laquelle Paul VI s’est prononcé contre la claire majorité de la commission qu’il avait lui-même instituée pour étudier la question.
Les réflexions de Mgr Johan Bonny6, évêque d’Anvers, situent bien la question ecclésiologique fondamentale posée par le parcours de l’Église catholique depuis Vatican II. Ce qu’il écrit à propos de la morale, vaut plus largement pour l’ensemble des questions théologiques :
« Le fossé croissant entre l’enseignement moral de l’Église et les avis moraux des croyants relève d’une problématique dans laquelle interviennent certainement bien des facteurs. L’un de ceux-ci a trait à la façon dont cette matière été largement retirée après le Concile à la collégialité des évêques et liée presque exclusivement à la primauté de l’évêque de Rome. Au sein-même du problème éthique du
4 Ces expressions sont reprises du Catéchisme à l’usage de tous les diocèses de Belgique. Mon édition date de 1952, donc une bonne dizaine d’années avant Vatican II. La plupart des catéchismes à usage scolaire étaient très proches dans leur formulation.
5 Sur l’initiative de Jean XXIII cf. J.W. O’Malley, L’événement Vatican II, Lessius, 2011, p. 324. Il n’est pas honnête de déclarer, comme certains le font aujourd’hui, que c’est de sa propre initiative que le concile a confié la question au pape, il ne l’a fait que parce que celui-ci avait retiré cette question de la compétence de l’assemblée. Et on peut légitimement supposer que l’assemblée l’a fait en attendant de Paul VI qu’il traite de ce dossier, qui demandait un approfondissement théologique, dans l’esprit de la collégialité…
6 Synode sur la famille. Attentes d’un évêque diocésain. Septembre 2014. Texte publié simultanément en néerlandais, en français, en anglais, en allemand et en italien.
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mariage et de la famille surgissait une question ecclésiologique : celle de la juste relation entre la primauté et la collégialité dans l’Église catholique. Tous les débats qui depuis Vatican II ont été menés sur le mariage et la famille, dans l’un ou l’autre sens, ont à voir avec cette question d’ecclésiologie.
Tout au long du Deuxième Concile du Vatican, les évêques et le pape se sont efforcés d’atteindre le consensus le plus élevé possible. Tous les documents ont été pesés et soupesés, écrits et réécrits, jusqu’à ce que pratiquement tous les évêques puissent y donner leur approbation. […] Les chiffres le confirment : toutes les Constitutions et les Décrets de Vatican II, même les plus difficiles, furent finalement approuvés par un consensus quasi général. De cette sorte de collégialité, il ne resta presque rien, trois ans plus tard, lors de la parution d’Humanae Vitae. Que le pape prenne une décision concernant ‘les problèmes de la population, de la famille et de la natalité’ était prévu par le Concile7. Qu’il abandonne en ce cas la recherche collégiale du plus grand consensus, n’était pas prévu par le Concile. […]
L’absence d’un support collégial a conduit aussitôt à des tensions, des conflits, des ruptures qui ne se sont plus jamais guéries. Aussi bien d’un côté que de l’autre, des portes se sont fermées, qui depuis lors ne se sont plus ouvertes. La ligne doctrinale d’Humanae Vitae fut en outre transposée en un programme stratégique poursuivi de main ferme. […]
Cette discorde ne peut pas se prolonger. Le lien entre la collégialité des évêques et la primauté de l’évêque de Rome, comme il s’est réalisé pendant le Concile, doit être restauré. »
Humanae Vitae touche le statut de la vérité morale au sein de l’Église. Lors de la présentation officielle de l’encyclique, le porte-parole du Saint-Siège a dit explicitement que l’enseignement de cette encyclique ne relevait pas de l’infaillibilité pontificale8. Néanmoins le texte s’imposait comme obligatoire pour tous. S’adressant aux prêtres, l’encyclique précise :
« Soyez les premiers à donner, dans l’exercice de votre ministère, l’exemple d’un assentiment loyal, interne et externe, au Magistère de l’Église. Cet assentiment est dû, vous le savez, non pas tant à cause des motifs allégués que plutôt en raison de la lumière de l’Esprit Saint, dont les pasteurs de l’Église bénéficient à un titre particulier pour exposer la vérité. Vous savez aussi qu’il est de souveraine importance, pour la paix des consciences et pour l’unité du peuple chrétien, que dans le domaine de la morale comme dans celui du dogme, tous s’en tiennent au Magistère de l’Église et parlent un même langage » (n. 28).
Plusieurs épiscopats, en Belgique, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, au Canada, entre autres, invoquèrent la primauté de la conscience, valorisée par Vatican II.
7 Cf. Vatican II, Gaudium et Spes, Deuxième partie, chapitre I, note 14.
8 Conférence de presse par Mgr Ferdinando Lambruschini, le 29 juillet 1968 : « La décision a été prise ; elle n’est pas infaillible, mais cela ne laisse pas les questions concernant la régulation des naissances dans un état vaguement problématique. »
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Dans la suite, la politique ecclésiale romaine a été clairement marquée par la volonté d’imposer une ligne doctrinale unique et claire. Le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, a de fait délégitimé théologiquement la responsabilité des conférences épiscopales : chaque évêque est individuellement responsable en lien avec le pape9. Sur les questions morales et théologiques, les conférences épiscopales ne peuvent s’exprimer collectivement qu’à la condition qu’elles soient unanimes10.
De plus, il y a une progressive extension de l’autorité doctrinale du pape. Dans Lumen Gentium¸ le concile traite de l’infaillibilité pontificale quand le pape « proclame, par un acte définitif, un point de doctrine touchant la foi et les moeurs » (n. 25), et il se réfère en note à Vatican I, qui avait défini des conditions très strictes pour les définitions ‘ex cathedra’. Cette référence à Vatican I semble indiquer que le concile a voulu limiter l’acte définitif à celui qui est posé dans le cadre de la définition de l’infaillibilité. Jean-Paul II, dans le Motu proprio Ad tuendam fidem (1998), se réfère à ce passage de Lumen Gentium pour distinguer ce qui, au niveau de la foi est divinement révélé, et les points qui sont proposés par le Magistère comme définitifs, et donc s’imposent à tout croyant11, mais il ne fait aucune référence à Vatican I (parce que les conditions y étaient trop restrictives ?). Ce document commence par ces mots :
« Pour défendre la foi de l’Église catholique contre les erreurs formulées par certains fidèles, surtout ceux qui s’adonnent aux disciplines de la théologie, il m’a semblé absolument nécessaire, à moi dont la fonction première est de confirmer mes frères dans la foi (cf. Lc 22, 32), que, dans les textes en vigueur du Code de Droit canonique et du Code des Canons des Églises orientales, soient ajoutées des normes qui imposent expressément le devoir d’adhérer aux vérités proposées de façon définitive par le Magistère de l’Église, mentionnant aussi les sanctions canoniques concernant cette matière.».
Au n. 4, il ajoute un paragraphe au Code de droit canonique :
« C’est pourquoi, poussé par la nécessité dont j’ai parlé ci-dessus, j’ai décidé de combler comme il suit cette lacune de la législation universelle :
A) Le canon 750 du Code de Droit canonique aura désormais deux paragraphes, le premier comprenant le texte du canon actuellement en vigueur, le second
9 « Nous ne devons pas oublier que les conférences épiscopales n’ont pas de base théologique, elles ne font pas partie de la structure irréfragable de l’Église telle que l’a voulue le Christ : elles n’ont qu’une fonction pratique et concrète. Aucune conférence n’a en tant que telle une mission de magistère ; ses documents n’ont pas de valeur spécifique, ils ont la valeur de l’accord donné par chaque évêque. » Interview à Vittorio Messori, Entretiens sur la foi, 1985. Deux remarques : il est au moins problématique, du point de vue théologique, de s’en référer directement à la volonté du Christ sur une telle question ; la mission de magistère est de plus conçue de façon particulièrement étroite.
10 Jean-Paul II, Motu proprio Apostolos suos, Sur la nature théologique et juridique des conférences épiscopales, 1998 (n. 22, et l’art. 1 des normes complémentaires). Remarque : ce Motu proprio est de 13 ans postérieur à l’interview de Ratzinger.
11 Il semble que Jean-Paul II avait envisagé de déclarer Humanae vitae infaillible et que Ratzinger l’en a dissuadé, mais a introduit à cette occasion le concept de vérité définitive.
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comportant un nouveau texte ; le texte complet de ce canon 750 sera donc le suivant :
Can. 750, § 1. On doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la parole de Dieu écrite ou transmise par la tradition, c’est-à-dire dans l’unique dépôt de la foi confié à l’Église et qui est en même temps proposé comme divinement révélé par le Magistère solennel de l’Église ou par son Magistère ordinaire et universel, à savoir ce qui est manifesté par la commune adhésion des fidèles sous la conduite du Magistère sacré ; tous sont donc tenus d’éviter toute doctrine contraire.
§ 2. On doit aussi adopter fermement et faire sien tous les points, et chacun d’eux, de la doctrine concernant la foi ou les moeurs que le Magistère de l’Église propose comme définitifs, c’est-à-dire qui sont exigés pour conserver saintement et exposer fidèlement le dépôt de la foi ; celui qui repousse ces points qui doivent être tenus pour définitifs s’oppose donc à la doctrine de l’Église catholique. »
Dans la Note doctrinale, qui accompagne ce Motu proprio, note signée par le cardinal Ratzinger, la distinction est précisée : il s’agit de vérités qui ont un rapport historique ou une connexion logique avec la révélation. « Que ces doctrines ne soient pas proposées comme formellement révélées, […] cela n’enlève rien à leur caractère définitif », et elles requièrent un assentiment « plein et irrévocable ». La Note donne des exemples comme l’infaillibilité du pape ou l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes12.
Dans ce contexte, les synodes sont de moins en moins des lieux de délibération libre, le pape se réservant certaines questions qui touchent pourtant de près nombre d’Églises diocésaines et nationales, et donc leurs épiscopats… Les questions concernant les ministères ou les relations affectives sont cadenassées.
1.2 Le pape François et l’annonce du synode
Dès son apparition au balcon de la place Saint-Pierre, François tranche par son style, sa simplicité, son contact direct avec la foule. « Bonsoir… Je demande votre bénédiction, priez pour moi… ». Et il joint le geste à la parole : il va lui-même payer son séjour à l’hôtel pendant le conclave ; il décide de résider à Sainte-Marthe au lieu des appartements pontificaux ; il invite le personnel employé ou ouvrier à sa table. Ces gestes il les multiplie, créant l’étonnement et donnant des sueurs froides aux services de sécurité.
Ses discours et ses écrits sont marqués par une orientation décidément pastorale, insistant sur la miséricorde, l’accueil inconditionnel de tous. Sa liberté de parole, souvent improvisée, touche beaucoup de gens, et en dérange d’autres. Il se fait discret sur les questions doctrinales et en particulier dans le domaine de la morale, évitant systématiquement les formules d’interdit ou de condamnation non seulement des personnes, mais même de la qualité morale des actes : « Qui suis-je pour juger ? » Cette discrétion lui est vivement reprochée par certains secteurs de l’Église.
12 Jean-Paul II termine la lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis (1994) par ces mots : « Je déclare, en vertu de ma mission de confirmer mes frères (cf. Lc 22,32), que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église. »
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Très clairement, dans l’esprit de Vatican II, François veut redynamiser la collégialité. Il s’entoure d’un conseil de huit puis de neuf cardinaux qui ont pratiquement tous des responsabilités importantes dans les différentes Églises continentales, en marginalisant de ce fait la curie. Quant à celle-ci, il dit très clairement sa volonté de la réformer, de réduire son pouvoir sur les Églises locales. Il revalorise les conférences épiscopales. Dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium – La joie de l’Évangile (novembre 2013)13, il précise :
« Le Concile Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Églises patriarcales, les conférences épiscopales peuvent “contribuer de façons multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement” (Lumen Gentium, n. 23). Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique. Une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de l’Église et sa dynamique missionnaire » (n. 32).
François en appelle à une collégialité qui ne soit pas seulement affective (expression largement utilisée tant par Jean-Paul II que par Benoît XVI) mais aussi effective. Il met clairement en cause la trop grande centralisation. Quant aux conférences épiscopales, deux choses sont à souligner. Il semble que François pense d’abord non aux conférences épiscopales nationales, mais aux conférences continentales, à partir de l’expérience du CELAM (le Conseil des conférences épiscopales d’Amérique latine), dont les conférences générales14, que Rome n’a cessé de vouloir contrôler et à l’occasion de corriger, jouent un rôle fondamental d’orientation pastorale mais aussi en partie doctrinale. C’est de ces conférences latino-américaines que le thème et l’expression de l’option préférentielle pour les pauvres ont été repris par le magistère romain. Aucun autre continent ne dispose d’un instrument ecclésial aussi important. La seconde chose à souligner dans l’expression de François est « y compris une certaine autorité doctrinale authentique », alors que clairement le cardinal Ratzinger a voulu réduire le champ de cette autorité15.
La décision de François de convoquer un synode sur la famille est particulièrement significative, car ce thème touche les questions les plus controversées au sein de l’Église catholique : la contraception, le statut des divorcés remariés dans l’Église, l’union homosexuelle, la vie commune avant le mariage… Il touche aussi une réalité sociétale
13 Il est sans doute significatif que pour un document aussi important, François ait choisi la catégorie de l’exhortation apostolique, et non celle de l’encyclique. De Jean XXIII à Benoît XVI, le premier document important publié a toujours été une encyclique par laquelle le pape définissait un peu ses options majeures. François a manifestement le même objectif pour cette publication, mais sans doute veut-il éviter le poids de l’autorité magistérielle. Ce n’est pas une raison pour minimiser la portée ecclésiale de ce document.
14 Medellín 1968, Puebla 1969, Santo Domingo 1992, Aparecida 2007 : François se réfère souvent explicitement à cette dernière.
15 En exigeant dans ce domaine l’unanimité et en nommant systématiquement des évêques alignés sur les positions romaines, Jean-Paul II et surtout Benoît XVI rendaient pratiquement impossible l’exercice d’une telle autorité. Typiquement, les conférences épiscopales du Brésil et des États-Unis ont perdu leurs ressorts après les grands documents publiés dans les années qui ont suivi le concile.
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qui, principalement en Europe et aux États-Unis, est de fait bouleversée par les changements culturels. En Afrique, ce sont les questions qui portent sur la polygamie, sur les mariages forcés ; pastoralement, ce sont aussi les situations de pauvreté et de violence dont souffrent les familles et qui contribuent à les déstructurer. La famille, au sens traditionnel du mot, est en souffrance aujourd’hui, c’est évident.
En convoquant ce synode, François a introduit deux innovations majeures. Pour tous les synodes précédents, il y avait eu en préparation une consultation des épiscopats, dont la synthèse constituait l’Instrumentum laboris, le document de travail du synode. François a demandé aux épiscopats nationaux de consulter les fidèles par le réseau des paroisses, les épiscopats étant chargés d’assurer la synthèse de ces consultations en vue de la préparation de l’Instrumentum laboris élaboré ensuite à Rome.
La deuxième innovation est la décision de procéder en deux temps : à l’automne 2014, un premier synode (dit extraordinaire), qui a pour objet de faire le point sur la situation et les perspectives à partir de l’expérience des Églises locales ; à l’automne 2015, un second synode (dit ordinaire) définira les orientations pastorales à proposer à l’ensemble de l’Église16.
Le questionnaire envoyé aux Églises était lourd, compliqué dans sa formulation, et précédé d’une introduction rappelant clairement la doctrine actuelle de l’Église sur les différents thèmes. Les questions elles-mêmes ne masquaient cependant pas les problèmes, en relevant aussi que ceux-ci étaient assez différents selon les grandes zones culturelles17.
En Europe occidentale, il semble y avoir eu une assez large consultation dans les différents pays. Ce ne semble pas être le cas dans nombre d’autres pays. On peut regretter que Rome ait demandé aux épiscopats de ne pas rendre public le résultat de ces consultations. Et on peut se demander pourquoi cette interdiction ? Était-ce par une sorte de peur que la parole du synode puisse apparaître comme trop fortement en rupture par rapport aux demandes des croyants ? Toujours est-il que certains épiscopats ont passé outre en publiant la synthèse ou en en donnant un écho. De ce qu’il apparaît pour l’Europe
16 Pour ce synode dit extraordinaire (parce qu’il ne répond pas dans sa composition aux règles prévues pour le synode ordinaire), en sont membres les primats des églises orientales catholiques (13), les présidents des conférences épiscopales (114), les membres de la Curie (25) et les participants nommés par le pape (26) ; s’y ajoutent des représentants des autres Églises chrétiennes, des témoins et experts qui n’ont pas droit à la parole sauf s’ils y sont invités et qui ne votent pas. Pour le synode ordinaire, l’an prochain, les membres du synode sont des évêques élus par les conférences épiscopales, ce qui va dans le sens d’une plus grande collégialité.
17 « Aujourd’hui se présentent des situations inédites jusqu’à ces dernières années, depuis la diffusion des couples en union libre, qui ne se marient pas et parfois en excluent même l’idée, jusque aux unions entre des personnes du même sexe, auxquelles il est souvent consenti d’adopter des enfants. Parmi les nombreuses situations nouvelles qui réclament l’attention et l’engagement pastoral de l’Église, il suffira de rappeler : les mariages mixtes ou interreligieux; familles monoparentales; la polygamie; les mariages arrangés avec le problème de la dot qui en découle, parfois assimilée à un montant d’acquisition de la femme ; le système des castes; la culture du non-engagement et de la présupposée instabilité du lien ; les formes de féminisme hostiles à l’Église ; les phénomènes migratoires et la reformulation de l’idée même de famille ; le pluralisme relativiste dans la conception du mariage ; l’influence des médias sur la culture populaire pour la conception des noces et de la vie familiale ; les courants de pensée qui inspirent les propositions législatives qui dévaluent la permanence et la fidélité du pacte matrimonial ; l’expansion du phénomène des mères porteuses (location d’utérus) ; les nouvelles interprétations des droits humains. »
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occidentale se dégagent de grandes convergences Ce sont principalement les pratiquants qui se sont exprimés, via les paroisses, mais il y a aussi eu différentes associations qui ont répondu à l’enquête. De très fortes majorités se dégagent qui nient la pertinence de la distinction entre méthodes naturelles et méthodes artificielles de contraception, qui demandent l’accès à la communion pour les divorcés remariés, qui demandent une reconnaissance des couples homosexuels18. On perçoit la distance qui existe entre ce que pensent et vivent les croyants et l’enseignement officiel de l’Église sur ces questions qui touchent la vie affective. Mais le cardinal Tagle, archevêque de Manille, déclare « être choqué parce que dans toutes les parties du monde, les questionnaires ont indiqué que l’enseignement de l’Église sur la vie de famille n’est pas clairement compris par les gens19 ». Comme si cette distance était seulement une question de mauvaise compréhension.
Au cours des quelques mois précédant le synode, une controverse publique a pris de l’ampleur : faut-il reposer la question de l’accès à la communion des divorcés remariés ? Le point de départ de cette controverse, qui a pris parfois une tournure violente dans son expression, est une intervention du cardinal Kasper.
Le 21 février 2014, lors du consistoire pré-synodal (réunion de tous les cardinaux), François a invité le cardinal Kasper20 à faire une conférence d’introduction. Au cours de celle-ci, prudemment, il demande une ouverture à l’accès à la communion pour les divorcés remariés21. Il avait certainement le feu vert du pape quant au contenu de son intervention. Peu après, le cardinal Marx, président de la conférence épiscopale d’Allemagne, président de la COMECE (Commission des épiscopats de l’Union Européenne) et membre du conseil des 9 cardinaux que François a choisis comme conseil, appuie la position de Kasper.
Le 23 octobre 2013, le cardinal Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, avait publié un long article dans l’Osservatore Romano à propos des divorcés remariés. Il y disait qu’il était impossible pour l’Église de modifier sa pratique à ce sujet, parce que cela porterait atteinte à la théologie du sacrement de mariage qui repose sur « une norme de droit divin ». À cette occasion, il cite un texte du cardinal Ratzinger, publié en 199822, et repris par l’Osservatore Romano du 30 novembre 2011, qui exclut la clause de conscience : « La conscience de chacun est liée, sans exception, par cette norme. ». Dans un livre interview, La speranza della famiglia (juillet 2014), publié
18 Les synthèses ne donnent généralement pas de pourcentages, sauf, à ma connaissance, pour l’Autriche. Les chiffres sont particulièrement parlants, et sont probablement proches de ce qui s’est exprimé dans d’autres pays : divorcés remariés : 96% ; contraception : 95% ; couples homosexuels : 71%.
19 Conférence à l’Université catholique de Washington, 16 mai. La Croix, 21.05.
20 De 2001 à 2010, il a été président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens.
21 Kasper parle d’une démarche et d’un temps pénitentiel. Remarque : là où une pastorale a été organisée pour les divorcés remariés, l’accompagnement qui précède une réconciliation eucharistique demande un certain nombre d’engagements : la reconnaissance de la faute, s’il y a lieu, la volonté de pardonner à l’ex-conjoint, la responsabilité économique éventuelle vis-à-vis de ce dernier ; la responsabilité économique et éducative vis-à-vis des enfants…
22 La pastorale des divorcés remariés (éd. française, Cerf, 1999), introduction par le cardinal Ratzinger.
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simultanément en Italie, en Espagne et aux États-Unis, Müller réagit à la conférence de Kasper. Il y déclare que « même un concile oecuménique ne peut pas modifier la doctrine de l’Église, parce que celui qui en est le fondateur, Jésus Christ, a confié la garde fidèle de ses enseignements et de sa doctrine aux apôtres et à ses successeurs. […] L’indissolubilité absolue d’un mariage valide est non pas une simple doctrine, mais bien un dogme divin et défini par l’Église. » Il ajoute : « si quelqu’un se trouve en situation de péché mortel, il ne peut pas et il ne doit pas recevoir la communion23. » Et il réaffirme que la conscience ne permet pas « la décision de se présenter pour recevoir la communion eucharistique24 ».
Il est assez évident qu’à travers Kasper, c’est le pape François lui-même qui est mis en cause par Müller, pour le fait d’avoir ouvert la question, alors qu’elle était dite définitivement fermée. Les oppositions à François sont de plus en plus publiques25.
La lettre de Mgr Bonny, Attentes d’un évêque diocésain, plaide clairement pour l’ouverture : il y consacre un long paragraphe26.
Quelques jours avant l’ouverture du synode, Mgr Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran, canoniste de formation, publie une étude sous le titre Pour en finir avec la notion de persistance obstinée dans un état de péché grave. Je reviendrai sur ce texte
La question qui porte sur le statut ecclésial des divorcés remariés est une sorte de pierre de touche du rapport de l’Église à la réalité présente et à l’expérience croyante dans le contexte d’écart croissant entre l’enseignement public de l’Église et la pratique réfléchie d’une partie significative des croyants.
23 Il précise aussi : « Cela se produit non seulement dans le cas des divorcés remariés, mais également dans tous les cas où il y a une rupture objective avec ce que Dieu veut pour nous. » Dans ce sens, le cardinal Vingt-Trois dit que les couples « souvent n’estiment pas que l’utilisation des méthodes anticonceptionnelles est un péché et tendent à ne pas en faire une matière à confession et ainsi recevoir la communion sans problème » (La Croix, 13.10). Une enquête récente en France montre que 87% des femmes utilisent une méthode artificielle de contraception : toutes en état de péché les excluant de la communion ?
24 Ces extraits sont publiés sur le site de Sandro Magister http://www.chiesa.espressoonline.it, du 29.07. Dans la suite, ce site est cité simplement Chiesa.
25 Le site Chiesa édité par Sandro Magister, qui se situait clairement dans la ligne de Ratzinger / Benoît XVI, – se permettant même parfois de laisser entendre que ce dernier n’était pas assez ferme ! – donne systématiquement l’écho des oppositions à François. Il est en ce sens très révélateur.
26 Il dit entre autres ceci : « Des divorcés remariés ont aussi besoin de l’eucharistie pour croître en alliance avec le Christ et la communauté d’Église, et pour prendre leur responsabilité de chrétiens dans la nouvelle situation donnée. Leur besoin spirituel et leur demande de pouvoir recevoir l’eucharistie comme ‘moyen de grâce’ ne peuvent pas simplement être mis sur le côté par l’Église. D’ailleurs, même celui qui se trouve dans une situation ‘régulière’ a besoin de l’eucharistie comme ‘moyen de grâce’. Ce n’est pas sans raison que les dernières prières communes avant la communion sont : ‘Agneau de Dieu, qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous’ et ‘Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri’. »
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2. Sur le déroulement du synode d’octobre 2014
2.1 L’Instrumentum laboris
Au mois de juin 2014, l’Instrumentum laboris : « Les défis pastoraux de la famille dans le contexte de l’évangélisation » est publié. Ce long rapport (79 pages) fait la synthèse des réponses à la consultation. Comme l’écrit le cardinal Baldisseri qui en fait la présentation : « Il offre un large cadre, bien que non exhaustif, de la situation de la famille contemporaine, de ses défis et des réflexions qu’elle suscite. » L’avant-propos souligne le fait « que les difficultés ne déterminent pas l’horizon ultime de la vie familiale et que les personne ne se trouvent pas seulement en face de problématiques inédites ». Le pape François a convoqué ce synode parce qu’il perçoit, tout comme de nombreux évêques que la famille aujourd’hui est en difficulté et que les questions sont multiples. Ce document de travail est traversé par la tension, qui s’exprimera aussi au synode, de porter un message positif sur la famille, de soutenir la famille, tout en rencontrant avec sérieux les multiples situations problématiques.
Dans une première partie, l’Instrumentum résume l’enseignement actuel de l’Église (Vatican II et les papes contemporains) sur la famille. Il constate ensuite que, parmi les fidèles, il y a peu de connaissance de cet enseignement de l’Église, mais que « là où il et transmis en profondeur, l’enseignement de l’Église, avec sa beauté authentique, humaine et chrétienne, est accepté avec enthousiasme par une large partie de fidèles », mais que, « d’autre part, de nombreuses réponses confirment que, même quand l’enseignement de l’Église est connu, beaucoup de chrétiens manifestent des difficultés à l’accepter intégralement. En général, il est fait mention d’éléments partiels, bien qu’importants, de la doctrine chrétienne, pour lesquels on dénote une résistance, à différents degrés, comme par exemple à propos du contrôle des naissances, du divorce et du remariage, de l’homosexualité, du concubinage, de la fidélité, des relations avant le mariage, de la fécondation in vitro, etc. » (n. 13). On peut dire sans doute : parmi les croyants, il y a accueil positif de la conception chrétienne de la famille, mais il y a résistance ou opposition concernant le jugement de l’Église sur certaines pratiques, dont la condamnation paraît injustifiée, et sur les situations qui ne correspondent pas à l’idéal. Le document ajoute : « Plusieurs conférences épiscopales relèvent que le motif d’une forte résistance aux enseignements de l’Église quant à la morale familiale est l’absence d’une expérience chrétienne authentique, d’une rencontre personnelle et communautaire avec le Christ, qui ne peut être remplacée par aucune présentation, même correcte, d’une doctrine » (n. 15). Il y a là certainement une généralisation : ce sont aussi des familles profondément croyantes qui résistent à certains aspects de l’enseignement de l’Église sur la famille.
L’Instrumentum insiste ensuite fortement sur la difficulté de compréhension de la loi naturelle, certaines conférences épiscopales souhaitant cependant un renouvellement du langage dans une sens plus biblique (nn. 21-30).
La deuxième partie est consacrée à « La pastorale de la famille face aux nouveaux défis », défis qui concernent toutes les familles et en particulier « les situations pastorale difficiles ». Le document manifeste clairement le souci des épiscopats et des Églises locales par rapport aux multiple situations qui ne répondent pas à l’idéal chrétien de la
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famille ni aux normes théologiques ou canoniques. Il manifeste à la fois l’importance de la présence pastorale, mais aussi les différences importantes quant au regard posé sur ces situations, allant du jugement très négatif à l’accueil plus ou moins bienveillant et au souhait de changement de discipline de l’Église, en particulier ce qui concerne les divorcés remariés.
La troisième partie est consacrée à « l’ouverture à la vie et la responsabilité éducative ». Elle souligne la « signification prophétique » d’Humanae Vitae : on constate que beaucoup de catholiques ne se sentent pas tenus par la doctrine de l’Église sur la régulation des naissances27 , mais n’est pas formulée une demande de revoir cette doctrine.
Dans l’ensemble, la référence constante est l’enseignement de l’Église sur la famille et les questions éthiques (l’expression ‘enseignement de l’Église’ ou une formule proche intervient une bonne vingtaine une bonne vingtaine de fois), à partir duquel il s’agit de développer le souci pastoral, sans que jamais n’apparaisse de demande de réévaluer cet enseignement. La conclusion va clairement dans ce sens : « Les trois grands domaines sur lesquels l’Église entend développer le débat pour parvenir à des indications qui répondent aux nouvelles demandes qui surgissent au sein du peuple de Dieu sont en tout cas les suivants: l’Évangile de la famille à proposer dans les circonstances actuelles; la pastorale familiale à approfondir face aux nouveaux défis; la relation d’engendrement et d’éducation des parents vis-à-vis des enfants » (n. 158).
2.2 La première semaine et le document de synthèse intermédiaire
Il ne s’agit pas de proposer ici une chronique du synode, mais de relever les éléments éclairants et pertinents pour notre réflexion.
Dès l’ouverture du synode, le pape a fortement et clairement insisté sur la liberté de parole, l’ouverture au débat et l’écoute mutuelle.
« Une condition générale de base est celle-ci : parler clair. Que personne ne dise : “On ne peut dire cela ; quelqu’un pensera de moi ceci et cela…”. Il faut dire tout ce que l’on sent avec parrhesia. Après le dernier Consistoire (février 2014), où l’on a parlé de la famille, un cardinal m’a écrit en disant : dommage que certains cardinaux n’aient pas eu le courage de dire certaines choses par respect pour le pape, en estimant peut-être que le pape pensait autre chose. Cela ne va pas, cela n’est pas la synodalité, parce qu’il faut dire tout ce que, dans le Seigneur, on se sent le devoir dire : sans craindre le jugement humain, sans lâcheté. Et, dans le même temps, il faut écouter avec humilité et accueillir le coeur ouvert ce que
27 « Dans la très grande majorité des réponses parvenues, on met en évidence que l’évaluation morale des différentes méthodes de régulation des naissances est aujourd’hui perçue par la mentalité commune comme une ingérence dans la vie intime du couple et comme une limitation de l’autonomie de la conscience. Certes, il y a des différenciations de positions et des attitudes différentes entre les croyants autour de ce thème, selon les contextes géographiques et sociaux, entre ceux qui sont immergés dans des cultures fortement sécularisées et technicisées et ceux qui vivent dans des contextes simples et ruraux. De nombreuses réponses rapportent l’impression que pour beaucoup de catholiques le concept de “paternité et maternité responsable” englobe la responsabilité partagée de choisir en conscience la méthode la plus adéquate pour la régulation des naissance, en fonction d’une série de critères qui vont de l’efficacité à la tolérance physique, en passant par ce qui est réellement praticable » (n. 123).
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disent les frères. C’est avec ces deux attitudes que s’exerce la synodalité. C’est pourquoi je vous demande, s’il vous plaît, ces attitudes de frères dans le Seigneur : parler avec parrhesia et écouter avec humilité. »La première semaine a été consacrée, en assemblée plénière à des débats thématiques. Il est difficile de savoir de façon un peu précise ce qui s’y est dit du fait que le pape a décidé que le texte des interventions ne serait pas rendu public : la raison donnée est d’assurer la plus grande liberté possible de parole. Lors des conférences de presse, les porte-parole ont cité l’une ou l’autre phrase significative sans les attribuer à l’intervenant. Par contre, certains membres du synode ont donné des interviews (ce qui leur était permis). On sait que des divergences se sont clairement exprimées. Il en a été ainsi dans tous les conciles, y compris Vatican II. Divergences principalement entre tenants intransigeants de la doctrine actuelle et ceux qui souhaitent des ouvertures, des pratiques plus accueillantes des personnes dont la situation ou la pratique ne correspondent pas aux normes définies par cette doctrine. La question touchant les divorcés remariés y a pris une place et un temps importants : les évêques africains ont considéré qu’il y avait là un déséquilibre, que l’Europe leur imposait un ordre du jour. La raison de ce ‘déséquilibre’ est cependant compréhensible : elle tient au fait que cette question est celle qui est la plus problématique concernant la doctrine, et qu’il y a à ce sujet de fortes divergences publiques entre les évêques, au point que cela a conduit à la controverse publique entre quelques cardinaux durant les mois qui ont précédé le synode. On pourrait dire que la question qui concerne les personnes homosexuelles et les unions homosexuelles interrogent autant la doctrine de l’Église, mais cette question est plus récente et moins mûre au niveau de la conscience ecclésiale que celle des divorcés remariés. Depuis des années, des réflexions théologiques et pastorales ont été développées à ce sujet. Des pratiques ont été mises en place, plus ou moins clandestines ou sauvages, mais de plus en plus au grand jour, promues par certains évêques ou seulement tolérées, mais contrées par Rome.
Pour l’Afrique, une question majeure est celle de la polygamie, qui pose évidemment aussi de graves questions doctrinales, mais il n’y a probablement pas encore de réflexion théologique et de pratiques pastorales suffisamment élaborées pour que cette problématique ait pu déboucher de façon significative au synode, sinon comme question et interpellation.
Par ailleurs, il est évident que la misère, l’immigration et l’exil, la violence des guerres ou la violence contre les femmes mettent aussi gravement en cause la famille, mais ces constats ne posent pas de questions doctrinales majeures.
En conclusion de le première semaine, le cardinal Erdö, assisté de quelques évêques et experts, a été chargé de rédiger un texte de synthèse à soumettre au pères synodaux en vue de la rédaction du document de conclusion : la Relatio post disceptationem (Rapport suite au débat)
Concernant notre questionnement, retenons seulement quelques expressions et souhaits.
Il y a cette affirmation importante :
« Le changement anthropologique et culturel influence aujourd’hui tous les aspects de la vie et requiert une approche analytique et diversifiée, capable de percevoir les formes positives de la liberté individuelle. Il faut également prendre en compte le danger croissant représenté par un individualisme exacerbé qui
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dénature les liens familiaux et finit par considérer chaque composant de la famille comme une île, faisant prévaloir, dans certains cas, l’idée d’un sujet qui se construit selon ses propres désirs considérés comme un absolu » (n. 5).
Il s’agit donc de tenir compte du changement anthropologique et culturel dans son apport positif : la liberté individuelle, et aussi ses limites : un individualisme exacerbé. Invitation donc à situer la famille dans sa dynamique positive et aussi dans ses difficultés en lien avec le contexte présent. L’accent est essentiellement pastoral, centré sur l’accueil des personnes :
« Il faut accueillir les personnes avec leur existence concrète, soutenir leur recherche, encourager le désir de Dieu et la volonté de se sentir pleinement partie intégrante de l’Église même de ceux qui ont fait l’expérience de l’échec ou se trouvent dans les situations les plus disparates. Cela exige que la doctrine de la foi, que l’on doit faire connaître toujours davantage dans ses contenus fondamentaux, soit proposée avec miséricorde » (n. 11).
En ce qui concerne la contraception et Humanae vitae, le rapport est particulièrement discret : en se référant à l’encyclique, il rappelle simplement « le besoin de respecter la dignité de la personne dans l’évaluation morale des méthodes de contrôle des naissances » (n. 54), il souhaite que soit proposé « un enseignement sur les méthodes naturelles », mais sans exprimer une condamnation des méthodes artificielles, comme si on voulait retenir d’Humanae vitae l’idéal positif de la famille et discrètement oublier la condamnation de tout moyen anticonceptionnel…
Le rapport introduit une perspective très nouvelle en parlant du « discernement des valeurs présentes dans les familles blessées et dans les situations irrégulières », et il fait appel pour cela à « un principe de gradualité ». À Vatican II, l’Église a reconnu dans les autres religions des « éléments nombreux de sanctification et de vérité hors de sa sphère » :
« Dans cette perspective, doivent tout d’abord être réaffirmées la valeur et la consistance propre du mariage naturel. Certains se demandent s’il est possible que la plénitude sacramentelle du mariage n’exclut pas la possibilité de reconnaître des éléments positifs également dans les formes imparfaites qui se trouvent en dehors de cette réalité nuptiale mais dans tous les cas ordonnées à celle-ci. La doctrine des degrés de communion, formulée par le Concile Vatican II, confirme la vision d’une manière articulée de participer au Mysterium Ecclesiae de la part des baptisés » (n. 18).
« Un discernement spirituel étant donc nécessaire en ce qui concerne les cohabitations et les mariages civils ainsi que pour ce qui est des divorcés “remariés”, il appartient à l’Église de reconnaître ces semina Verbi répandus hors des frontières visibles et sacramentelles. En suivant le vaste regard du Christ, dont la lumière éclaire tout homme (cf. Jn 1, 9 ; cf. Gaudium et Spes, 22), l’Église se tourne avec respect vers ceux qui participent à sa vie de manière incomplète et imparfaite, appréciant plus les valeurs positives qu’ils conservent que leurs limites et leurs manquements » (n. 20).
« Dans ce sens, une nouvelle dimension de la pastorale familiale actuelle, consiste dans la prise en compte de la réalité des mariages civils et également, en faisant
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les différences nécessaires, des cohabitations. En effet, lorsque l’union atteint une stabilité notable au travers d’un lien public, est marquée par une affection profonde, par la responsabilité vis-à-vis des enfants, par une capacité à résister dans les épreuves, elle peut être considérée comme un bourgeon à accompagner dans son développement vers le sacrement du mariage. Très souvent, en revanche, la cohabitation ne s’établit pas en vue d’un futur mariage possible mais sans aucune intention d’établir un rapport institutionnel » (22).
« Une nouvelle sensibilité de la pastorale d’aujourd’hui consiste à comprendre la réalité positive des mariages civils et, compte tenu des différences, des concubinages. Il faut que dans la proposition ecclésiale, tout en présentant clairement l’idéal, nous indiquions aussi les éléments constructifs de ces situations qui ne correspondent plus ou pas encore à cet idéal » (36).
En ce qui concerne les divorcés remariés et leur accès à la communion eucharistique, le rapport relève la diversité des positions :
« Quant à la possibilité d’accéder aux sacrements de la Pénitence et de l’Eucharistie, certains ont argumenté en faveur de la discipline actuelle en vertu de son fondement théologique, d’autres se sont exprimés en faveur d’une plus grande ouverture à des conditions bien précises, quand il s’agit de situations qui ne peuvent pas être dissoutes sans entraîner de nouvelles injustices et souffrances. Pour certains, il faudrait que l’éventuel accès aux sacrements soit précédé d’un chemin pénitentiel – sous la responsabilité de l’évêque diocésain –, et avec un engagement évident en faveur des enfants. Il s’agirait d’une situation non généralisée, fruit d’un discernement réalisé au cas par cas, suivant une règle de gradualité, qui tienne compte de la distinction entre état de péché, état de grâce et circonstances atténuantes » (47)
« Suggérer de se limiter uniquement à la “communion spirituelle” pour un nombre non négligeable de Pères synodaux pose des questions : si la communion spirituelle est possible, pourquoi ne pas pouvoir accéder à celle sacramentelle? Un approfondissement théologique a été donc sollicité à partir des liens entre sacrement du mariage et Eucharistie par rapport à l’Église-sacrement. Il faut également approfondir la dimension morale de cette problématique, en écoutant et en éclairant la conscience des époux » (48).
Il faut souligner le regard (partiellement) positif sur le mariage civil, sur la cohabitation, sur les qualités morales et spirituelles qui peuvent s’exprimer dans ces situations. L’idée de gradualité est intéressante, elle permet de reconnaître des éléments positifs importants dans les situations dites irrégulières.
Il faut relever l’approche nettement plus positive de l’homosexualité que ce qu’on n’a jamais entendu jusqu’ici dans les documents magistériels :
« Les personnes homosexuelles ont des dons et des qualités à offrir à la communauté chrétienne : sommes-nous en mesure d’accueillir ces personnes en leur garantissant un espace de fraternité dans nos communautés ? Souvent elles souhaitent rencontrer une Église qui soit une maison accueillante. Nos communautés peuvent-elles l’être en acceptant et en évaluant leur orientation
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sexuelle, sans compromettre la doctrine catholique sur la famille et le mariage ? » (n. 50).
« La question homosexuelle nous appelle à une réflexion sérieuse sur comment élaborer des chemins réalistes de croissance affective et de maturité humaine et évangélique en intégrant la dimension sexuelle : elle se présente donc comme un défi éducatif important. L’Église affirme, par ailleurs, que les unions entre des personnes du même sexe ne peuvent pas être assimilées au mariage entre un homme et une femme » (n. 51).
« Sans nier les problématiques morales liées aux unions homosexuelles, on prend acte qu’il existe des cas où le soutien réciproque jusqu’au sacrifice constitue une aide précieuse pour la vie des partenaires. De plus, l’Église prête une attention spéciales aux enfants qui vivent avec des couples du même sexe, en insistant que les exigences et les droits des petits doivent toujours être au premier rang » (n. 52).
L’ensemble de ces passages a eu de très grands échos dans les médias, qui en ont souligné la nouveauté. Certains s’en sont réjoui, d’autres l’ont déploré. Certains membres du synode ont accusé les médias de construire un synode imaginaire à leur goût sans rapport avec le synode réel…
2.3 La deuxième semaine et le rapport final
Le rapport intermédiaire a servi de base à des discussions qui ont eu lieu au sein de groupes linguistiques (dix groupes, quatre langues : anglais, français, italien et espagnol28). Ces groupes avaient pour tâche de débattre du rapport intermédiaire et de proposer des amendements à ce texte en vue du rapport final.
Les échos donnés et diverses interviews de participants de ces groupes linguistiques disent qu’il y a eu beaucoup de critiques vis-à-vis de quelques passages qui ont reçu par nombre de médias comme des ouvertures importantes. Les débats ont été vifs. D’après La Repubblica (15.10), le cardinal Müller aurait dit du rapport intermédiaire qu’il est « indigne, honteux, complètement faux ». Il a fait dire ensuite par l’attaché de presse du Vatican, le P. Lombardi que ce ne sont pas les mots qu’il avait utilisé. Mais qu’a-t-il dit effectivement ? Il a en tout cas dit publiquement que des pasteurs fidèles ne peuvent accepter un tel document.
Selon le porte-parole du Vatican, les expressions les plus neuves du rapport ont suscité des réactions violentes de la part de certains évêques et cardinaux. « Ce texte se soumet aux lobbys et au politiquement correct », il est « sentimental et poétique », « irresponsable », il « ouvre une brèche », « des passages sont contraires à la doctrine de l’Église » (La Croix, 14.10).
La veille de la publication du rapport final, le cardinal Marx a dit son inquiétude et a affirmé dans une conférence de presse commune avec Mgr Georges Pontier, président de la Conférence épiscopale de France : « Je n’ai pas été invité pour répéter les mêmes choses
28 Il n’y a pas eu de publication officielle de ces rapports des groupes linguistiques. La Croix a publié deux rapports francophones.
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qu’avant. » Et il a ajouté : « Dire que la doctrine ne bouge pas relève d’une vision étroite » (La Croix, 17.10).
Le rapport final29 est clairement en retrait en comparaison avec le rapport intermédiaire sur les points les plus litigieux30, et les paragraphes qui abordent ces points n’ont pas obtenu l’approbation des deux-tiers des votants nécessaires pour être adoptés par le synode.
Dans la perspective de notre questionnement, relevons quelques points significatifs31.
Le rapport final comporte un long développement nouveau qui rappelle l’enseignement du magistère sur le mariage et la famille (« La famille dans les documents de l’Église » (RF 17-20). Souci clair de rester dans le cadre de la doctrine actuelle.
Le rapport final insiste davantage sur le ‘mariage naturel’ (RI 18 ; RF 13 et 22), et sur la cohérence entre le mariage chrétien et le mariage et la famille dans leur forme originelle (RI 16 ; RF 13, 15, 16). Et il valorise la Sainte famille comme « modèle admirable », thème absent du rapport intermédiaire (RF 23, 62).
L’utilisation du principe de gradualité (RI 17), dont l’interprétation au sujet de la famille était sans doute assez problématique, n’est pas retenue. Mais le sens qui s’exprimait ainsi était important : regard positif sur les situations hors norme. Allait aussi dans cette direction, l’idée qu’il puisse y avoir « en ce qui concerne les cohabitations et les mariages civils ainsi que pour ce qui est des divorcés “remariés” », des « ‘semina Verbi’32 répandus hors des frontières visibles et sacramentelles » (RI 20). Cette idée n’est pas non plus retenue : l’expression ‘semina Verbi’ est reprise pour parler « des réalités matrimoniales et familiales des cultures et des personnes non chrétiennes » (RF 22) : réticence donc à parler positivement des situations familiales vécues par des catholiques qui ne répondent pas à la réalité sacramentelle et à la doctrine magistérielle. L’effort pour dépasser la logique du tout ou rien à laquelle invitait le rapport intermédiaire a été abandonnée : « Envisager des solutions uniques ou s’inspirant de la logique du “tout ou rien” n’est pas signe de sagesse » (RI 40).
Concernant les divorcés remariés et l’accueil eucharistique, le texte du rapport intermédiaire est maintenu tel quel (RI 47 = RF 52), mais il n’a pas obtenu les deux-tiers des voix, pas plus que le texte parlant de la communion spirituelle (RI 48 = RF 53).
29 Il est étonnant qu’il n’y ait pas encore de publication officielle du rapport final en français à la date d’élaboration finale de cet article (8 novembre). Le site du Vatican ne donne que le texte italien, et depuis début novembre une traduction anglaise, alors que le lendemain de la présentation du rapport intermédiaire, on disposait d’une traduction en plusieurs langues. Le 29.10, la Documentation catholique, relayée par La Croix, en a proposé une traduction non officielle. Je cite ici à partir d’une traduction personnelle du texte italien.
30 Sauf en ce qui concerne la contraception : le n. 54 du rapport prémilitaire a été maintenu tel quel dans le rapport final (n. 58). Humanae vitae est cité une fois de plus dans le rappel des textes du magistère concernant la famille, mais sans plus de précision.
31 Dans les lignes qui suivent : le rapport intermédiaire = RI, le rapport final = RF.
32 Les semences du Verbe est une expression reprise à Saint Justin (2e s.), qui voit dans les philosophies païenne une présence du Logos, qui pointe vers la révélation. Vatican II utilise l’expression à propos des religions non-chrétiennes (Ad Gentes, n. 11).
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La différence la plus importante entre les deux rapports concerne les personnes homosexuelles : il en est retenu seulement qu’elles « doivent être accueillies avec respect et délicatesse » (RF 55), ce qui est un minimum et n’a rien de nouveau. Par contre, toutes les expressions positives, y compris en ce qui concerne l’union homosexuelle, ont été supprimées (RI 50-52). De plus, le n. 55, si timide soit-il n’a pas obtenu les deux-tiers des voix.
2.4 Le message aux familles et le discours final du pape
Le synode a adressé un message aux familles. Ce message rend grâce d’abord pour la beauté des familles qui vivent pleinement l’Évangile. Il constate l’échec de nombreuses familles en raison d’un contexte culturel : « l’affaiblissement de la foi et des valeurs, l’individualisme, l’appauvrissement des relations, le stress d’une frénésie qui empêche la réflexion ». Et il poursuit : « Ces échecs sont ainsi à l’origine de nouvelles relations, de nouveaux couples, de nouvelles unions et de nouveaux mariages, qui créent des situations familiales complexes et problématiques quant au choix de la vie chrétienne.
Le texte évoque ensuite toutes les souffrances des familles : enfants handicapés, maladies et deuils, pauvreté, chômage, exil, violences aux femmes… Puis il développe les qualités de la vie familiale chrétienne. Et il invite toutes les familles à cheminer avec les évêques vers le prochain synode.
Dans son discours de conclusion, le pape François se réjouit de l’esprit synodal qui a marqué ces deux semaines de synode. Il relève cinq tentations :
– La tentation du raidissement hostile qui s’enferme dans la lettre sans se laisser surprendre par Dieu (l’esprit), dans la certitude de ce qu’on connaît : tentation des traditionalistes.
– La tentation d’un angélisme destructeur qui, au nom de la miséricorde, traite les symptômes des blessures et non leurs causes : tentation des progressistes et des libéraux.
– La tentation de jeter des pierres contre les pécheurs, en leur imposant un fardeau insupportable.
– La tentation de descendre de la croix en se pliant à l’esprit mondain au lieu de le purifier.
– La tentation de négliger le dépôt de la foi, en s’en considérant comme les propriétaires, et inversement la tentation de négliger la réalité dans un langage qui ne dit plus rien.
Ces tentations sont naturelles, mais il faut les dépasser dans le dialogue et le débat. Et le pape se réjouit de ce que les différences se soient exprimées, sans mettre en discussion « les vérités fondamentales du sacrement de mariage : l’indissolubilité, l’unité, la fidélité et la procréation, l’ouverture à la vie ».
Et François conclut en disant : « Nous avons un an pour travailler sur la Relatio synodi [le Rapport final] qui est le résumé fidèle et clair de tout ce qui a été dit et discuté dans cette aula et dans les petits groupes. Il est présenté aux conférences épiscopales en tant que Lineamenta [document de travail pour le prochain synode] ».
Le pape invite donc à la réflexion et à l’approfondissement, mais ne prend pas position sur les questions en débat. Une personnalité comme le cardinal Burke le lui reproche vertement et publiquement. Dans une interview donnée pour le site BuzzFeed News le 18 octobre : « Je ne vois pas quelle est la position du pape sur cela [les questions débattues],
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mais son manque de clarté a certainement fait beaucoup de mal33 […]. Plus que tout autre, le pape, comme pasteur de l’Église universelle, doit servir la vérité. Le pape n’est pas libre de changer la doctrine de l’Église sur l’immoralité des actes homosexuels, l’indissolubilité du mariage ou toute autre doctrine de foi. » Burke précise à juste titre : « Dans l’Église catholique, il ne peut jamais y avoir de différence entre la doctrine et la pratique34. »
3. La doctrine : continuité, développements, ruptures ?
La question des divorcés remariés touche une question extrêmement sensible dans l’Église. Elle est symbolique et emblématique. L’exclusion de l’accès à la communion pour les divorcés remariés a été déclaré vérité définitive. Accepter une ouverture si limitée soit-elle signifie remettre en cause cette doctrine des vérités définitives, la continuité historique et la cohérence de l’enseignement doctrinal de l’Église et l’autorité du magistère dans son exercice actuel.
L’affirmation de la continuité de l’enseignement dogmatique de l’Église est en fait une idéologie dont l’objectif est de fonder le pouvoir non discutable de Rome, en contradiction flagrante avec les données de l’histoire.
3.1 Vatican II : continuité et/ou rupture ?
Jusque assez récemment, il y avait une opinion commune dans l’Église catholique : sur un certain nombre de points, Vatican II avait marqué une rupture par rapport à une tradition récente. Personne n’a jamais parlé d’une rupture par rapport à la tradition de l’Église (sauf les intégristes). Au contraire, il s’agissait de renouer avec la tradition ancienne des Pères, dont une partie de la richesse avait été perdue. On se réjouissait de cette rupture partielle, ou on l’acceptait de plus ou moins bonne grâce et avec une certaine résistance, ou encore on déplorait ce qu’on considérait comme des dérives allant au-delà de l’intention du Concile. Seule une petite minorité, à la suite de Mgr Lefebvre, proclamait haut et fort qu’il y avait rupture et que cette rupture était une trahison de la tradition.
En 2005, Mgr Agostino Marchetto, – à l’époque secrétaire du Conseil Pontifical pour la Pastorale des migrants et des personnes en déplacement et qui n’est pas historien, – publie un livre sur Vatican II, véritable pamphlet : Il Concilio Ecumenico Vaticano II – Contrappunto per la sua storia (Rome, Libreria Editrice Vaticana). Ce livre reçoit immédiatement l’appui du cardinal Ruini, président de la conférence épiscopale d’Italie. Il dénonce l’interprétation majoritaire du concile selon laquelle celui-ci a signifié un véritable tournant par rapport à une série de questions ecclésiales. Il met explicitement en
33 Dix jours plus tard, il a tenu à préciser qu’il n’avait pas critiqué le pape, mais que c’est « l’absence de clarté concernant la position du pape » sur ce sujet brûlant qui avait créé « des dommages ». C’est moins direct, mais la pointe est la même.
34 La Croix du 18.10 a donné un bref écho de cette interview.
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cause de l’école de Bologne, et nommément Alberigo, et l’école de Louvain35. Lors de son discours à la Curie de décembre 2005, Benoît XVI prend clairement position en faveur de Marchetto, sans le nommer. Il dénonce ceux qu’il accuse d’être les idéologues de la rupture au nom de la continuité, c’est-à-dire d’une lecture ‘objective’ du texte de Vatican II, qui ne serait rien d’autre que la reprise et l’approfondissement de Trente et Vatican I :
« Pourquoi l’accueil du Concile, dans de grandes parties de l’Église, s’est-il jusqu’à présent déroulé de manière aussi difficile ? Eh bien, tout dépend de la juste interprétation du Concile ou – comme nous le dirions aujourd’hui – de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d’application. Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D’un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler “herméneutique de la discontinuité et de la rupture” ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d’une partie de la théologie moderne. D’autre part, il y a l’“herméneutique de la réforme”, du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Église, que le Seigneur nous a donné ; c’est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche. L’herméneutique de la discontinuité risque de finir par une rupture entre Église préconciliaire et Église post-conciliaire. »
Il faut pas mal de contorsions et une certaine mauvaise foi pour affirmer que les déclarations de Vatican II concernant la liberté religieuse ou la liberté de conscience sont en continuité avec celles du 19e siècle ou en sont un simple développement. Grégoire XVI affirmait : « De la source putréfiée de l’indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire : qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience » (Mirari vos, 1832). C’est une opinion erronée et un délire, écrivait Pie IX, que d’affirmer que « la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme. Il doit être proclamé et garanti par la loi dans tout État bien constitué » (Quanta cura, 1864). Et dans le Syllabus, qui explicite la doctrine de Quanta Cura, sont condamnées les propositions : « À notre époque, il n’est plus expédient de considérer la religion catholique comme l’unique religion d’un État, à l’exclusion de tous les autres cultes », et « aussi faut-il louer que certains pays, catholiques de nom, aient décidé par leurs lois que les étrangers qui viennent s’y établir puissent jouir de l’exercice public de leur cultes particuliers », et encore : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et composer avec le progrès, le libéralisme et la culture moderne » (Prop. 77, 78 et 80).
Plus fondamentalement encore, il faut rappeler la déclaration du concile de Florence en 1442 :
« La Sainte Église romaine croit fermement, professe et prêche qu’aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Église catholique, non seulement les païens, mais encore juifs ou hérétiques et schismatiques ne peuvent devenir participants à la
35 Marchetto vise en particulier la monumentale Histoire du concile Vatican II (1959-1965), sous la direction de Giuseppe Alberigo, 5 volumes, éditions du Cerf.
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vie éternelle, mais iront “dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges” (Mt 25,41), à moins qu’avant la fin de leur vie ils ne lui aient été agrégés. » (Décret du Concile général de Florence – Denz-Sch. 1351)
Florence est le 17e concile oecuménique, il a la même autorité doctrinale que Trente, Vatican I ou Vatican II ! On ne peut parler d’un simple développement de la doctrine : il y a dans l’histoire de la doctrine, dans ses affirmations les plus solennelles et les plus autorisées des contradictions objectives, donc des ruptures. Aujourd’hui, affirmer que vont en enfer tous ceux qui ne sont pas baptisés dans l’Église catholique romaine (en y ajoutant tous ceux qui sont en état de péché mortel : jusqu’il n’y a pas si longtemps, entre autres, ceux qui n’assistaient pas une fois à la messe le dimanche !) est proprement hérétique (cf. Gaudium et Spes, 22,4-5).
Vatican II était un concile qui se voulait pastoral. Ce n’est pas pour autant qu’il n’avait pas de signification doctrinale. C’est une évidence. Le synode, selon la volonté de François, se veut aussi pastoral. Cela ne signifie pas que, de ce fait, il ne puisse conduire à des affirmations de type doctrinal, quoi qu’en disent certains pour éviter tout changement de discipline et de doctrine.
3.2 La famille : continuité de la doctrine ?
Pour l’Église le mariage et la famille sont institution divine et institution naturelle ; on, déclare qu’il en a toujours et partout été ainsi. L’expression ‘le mariage naturel’ identifié au mariage de l’origine est particulièrement problématique (RF 13 et 22), quand on sait combien les conceptions du mariage et de la famille sont multiples à travers l’histoire et les cultures. En Afrique ou en Asie la conception de la famille et du mariage ne correspond pas au modèle tenu pour évident par l’Église. La conception et l’image de la famille ont aussi évolué au cours de l’histoire dans l’Occident chrétien. Dans l’empire romain, à l’époque de la naissance du christianisme, le mariage se fonde sur le consentement mutuel devant témoins, mais il ne dure que pour autant que ce consentement dure. Pour l’Église au cours des premiers siècles, le mariage est une affaire civile et familiale, mais avec une insistance sur son caractère indissoluble, sans que cela entre réellement dans le droit. Ce n’est qu’à partir du 4e s. que le mariage, pour les chrétiens, est accompagné de prières, mais il n’y a aucune forme juridique ecclésiastique du mariage. À partir du 9e s, une forme ecclésiastique du mariage s’impose. Et ce n’est qu’au 11e s. que le mariage est reconnu comme l’un des sept sacrements, et que progressivement le mariage sacramentel va remplacer le mariage civil.
Françoise Dekeuwer-Défossez, spécialiste du droit de la famille, fait observer que d’un point de vue historique, la notion d’indissolubilité « a existé en Europe catholique du XIe au XXe siècle. Partout ailleurs dans le monde, elle n’existe pas. Toutes les sociétés connaissent des formes de divorce, très diverses. Seule l’Église catholique a cru, à un moment donné, pouvoir imposer un autre système. En théorie, cela a fonctionné. Pratiquement il y a eu beaucoup d’accommodements avec la règle » (La Croix, 25.08).
Pie XI, dans Casti Connubii (1930), déclare que la mariage chrétien doit être régi par « l’ordre de l’amour », qu’il faut entendre ainsi : « Cet ordre implique et la primauté du mari sur sa femme et ses enfants, et la soumission empressée de la femme ainsi que son obéissance spontanée, ce que l’Apôtre recommande en ces termes : “que les femmes
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soient soumises à leurs maris comme au Seigneur ; parce que l’homme est le chef de la femme comme le Christ est le Chef de l’Église” ». Et il précise : « Pour ce qui regarde la structure même de la famille et sa loi fondamentale établie et fixée par Dieu, il n’est jamais ni nulle part permis de les bouleverser ou d’y porter atteinte ». Après avoir nuancé en disant que la femme a aussi des droits, il poursuit : « Si, en effet, le mari est la tête, la femme est le coeur, et, comme le premier possède la primauté du gouvernement, celle-ci peut et doit revendiquer comme sienne cette primauté de l’amour. » Pie XII, en 1941, rappelle encore en citant saint Paul que « le chef de la femme, c’est l’homme », et qu’il faut rappeler « l’essentiel de la hiérarchie naturelle de la famille ». Au nom de quoi dire que ces affirmations très fermes et tenues pour évidentes ne feraient pas partie des vérités définitives au même titre que celles qui sont définies aujourd’hui ?
3.3 L’argumentation scripturaire
Traditionnellement, et surtout depuis Vatican II, l’enseignement de l’Église, et en particulier le discours magistériel, cherche à juste titre à se fonder sur l’Écriture. Mais il y a lieu de s’interroger.
À propos de la contraception, la commission créée par Paul VI est arrivée à la conclusion majoritaire que ni dans l’Écriture, ni dans la tradition on ne pouvait trouver d’argument clair excluant la contraception artificielle. Mais dans Humanae vitae, prend une position contraire en se fondant sur la loi naturelle et à Dieu créateur de la nature : il contourne de quelque manière l’argument scripturaire. De même, dans un autre domaine, Jean-Paul II s’est appuyé sur l’Écriture pour exclure les femmes de la possibilité de l’ordination, alors que la Commission biblique pontificale, consultée à ce sujet, avait donné un avis nettement majoritaire selon lequel les Écritures ne pouvaient l’exclure…
Au sujet du divorce, et donc de la question des divorcés remariés, la tradition et la théologie magistérielle contemporaine se réfèrent constamment à la lettre aux Éphésiens : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré à elle. […] Ce mystère est grand : je déclare qu’il concerne le Christ et l’Église » (cf. Ep 5,21-33). Il faut cependant se demander si cette métaphore des épousailles, qui est certainement riche et qui porte sens, permet de passer à une affirmation de type dogmatique. Ne fait-on pas, dire à la métaphore plus que ce qu’elle dit pour le besoin de la cause ? Et ce d’autant plus que la métaphore paulinienne ne se réfère pas à l’eucharistie.
Comme le fait remarquer un éditorial de The Tablet (04.10), on pourrait tout aussi bien faire appel à d’autres métaphores bibliques elles aussi, comme celle de l’Église comme famille, qui conduiraient à d’autres conclusions : « Un membre de la famille qui s’est écarté du droit chemin ne sera pas exclu de la table familiale à cause de cela, et ne sera certainement pas tenu de s’asseoir dans un coin et d’imaginer ce à quoi peut ressembler la nourriture s’il pouvait y goûter – ce qui est le mieux que l’Église puisse offrir, sous le nom de “communion spirituelle” à ceux qui sont divorcés et remariés s’ils veulent rejoindre le reste de la “famille” catholique autour de la table du Seigneur à la messe36. »
36 Mgr Léonard, archevêque de Bruxelles, fait appel à cette même métaphore des épousailles pour exclure l’accès des femmes à l’ordination. Apparemment, il juge que l’argument selon lequel Jésus n’a appelé que des hommes comme apôtres est trop faible si on tient compte du contexte historique. « Jésus se présente ou est présenté explicitement dans l’évangile de Marc (cf. Mc 2,18-20) comme dans celui de Jean (cf. Jn 2,1-
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On pourrait s’appuyer aussi sur le Cantique des cantiques, où tout l’accent est mis sur la relation amoureuse.
On se réfère aussi constamment à la controverse de Jésus avec les pharisiens. Selon Matthieu, Jésus répond à la question : « Est-il permis de répudier sa femme pour n’importe quel motif ? » Et Jésus répond : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni » (Mt 19,1-9). Nombre d’exégètes disent aujourd’hui que, dans sa réponse, Jésus défend la femme contre l’arbitraire de l’homme37, mais ne prétend pas faire une théorie générale du mariage. Et il faut observer que, dans la plupart des cas, le divorce au plan civil ne correspond pas à ce que Jésus évoque dans Évangile, où un partenaire (l’homme en l’occurrence) renvoie l’autre. Le plus souvent, le divorce formalise publiquement le fait antérieur que le mariage est mort.
Le théologien australien Paul Antony McGavin38, en appelle à une juste utilisation des textes bibliques et de la tradition :
« Le 20 septembre 2014, le cardinal Pell déclarait : “La tâche est maintenant de réassurer les bons pratiquants catholiques que les changements doctrinaux sont impossibles.” Ce que nous contestons dans des positions telles que représentées par le cardinal Pell, c’est la confusion entre les éléments fondamentaux et la manière dont ces éléments ont été interprétés et mis en oeuvre dans les pratiques de la tradition latine. Reconnaître cette distinction nous permet de voir que revivifier la tradition catholique implique un examen critique des modes de pensée reçus et des manières reçues de connaître ce que nous connaissons, les épistémologies. Bien compris et poursuivi honnêtement, ce dialogue et cet engagement culturel ne visent pas à changer les éléments fondamentaux. Il s’agit de porter en avant la tradition. L’absence d’une telle reconnaissance est l’erreur de ceux qui défendent une tradition sclérosée. »
« Les textes de l’Évangile contiennent la mémoire ecclésiale des paroles du Christ. Des voix marquantes au synode traitent les textes comme s’ils ne requéraient aucune interprétation, ou du moins pas d’interprétation nouvelle par rapport à celle
12 ; 3,27-30) comme l’Époux qui est venu porter à leur accomplissement les noces qui, dans tout l’Ancien Testament, unissent Dieu, l’Époux à son Épouse ou à sa Fiancée, le Peuple bien-aimé de la Première Alliance. L’expérience me convainc que c’est la seule justification pertinente de la pratique de l’Église, consistant à ordonner uniquement des hommes. Le Nouveau Testament suggère clairement que Jésus est l’Époux et que l’Église, dans son ensemble est l’Épouse (cf. Ep 5,25-32). Si donc, malgré sa totale liberté par rapport aux préjugés “machistes” de son temps, Jésus choisit douze hommes pour être ses premiers apôtres, c’est uniquement parce qu’ils devront le représenter, le “rendre présent”, à l’Église-Épouse, non seulement comme sa Tête, mais aussi comme son Époux. Or il est impossible pour une femme de se tenir symboliquement dans le rôle du Christ-Époux. » Pastoralia, décembre 2012.
37 Et Marc, qui écrit pour le public romain où le droit reconnaissait aussi à la femme de pouvoir répudier l’homme, ajoute en parallèle : « et si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère » (Mc 10,12).
38 « Discerning the Bergolio mission to revivify Catholic tradition », Chiesa (éd. anglaise), 24.10. McGavin est loin d’être un soutien inconditionnel du pape François : « Je ne suis pas attiré par l’actuel Saint Père. Je pense qu’il a besoin de sortir de son émotivisme latino-américain. Je pense qu’il a besoin de sortir de son autoritarisme jésuite. Il y a des choses de son premier grand écrit autorisé comme pape, “Evangelii Gaudium”, que je pense insoutenables. Mais […] George Bergolio apporte à certains égards une méthodologie précise et essentielle concernant les problèmes de l’Église aujourd’hui. »
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qui a été donnée jusqu’ici dans la tradition de l’Église, ou, plus exactement, dans la tradition de l’Église latine. Dans cette perspective, les textes sont reçus hors contexte, et la réception des textes ne se fait pas en contexte. »
Selon McGavin, il s’agit, entre autres sur la question des divorcés remariés, de passer d’une éthique déontique, une éthique du devoir, à une éthique de la vertu : c’est la ligne tracée par François lors de son discours de conclusion lorsqu’il dénonce « la tentation du raidissement hostile, c’est-à-dire de vouloir s’enfermer dans ce qui est écrit (la lettre) et ne pas se laisser surprendre par Dieu, par le Dieu des surprises (l’esprit) ; à l’intérieur de la loi, de la certitude de ce que nous connaissons et non pas ce que nous devons encore apprendre » (ce passage est cité en ce sens par McGavin).
Nous devrions nous interroger aussi, du point de vue de la méthode théologique, sur une expression reprise par le cardinal Erdö dans son rapport intermédiaire du synode : « Nous pouvons distinguer trois étapes fondamentales dans le dessein divin concernant la famille : la famille des origines, lorsque Dieu créateur institua le mariage primordial entre Adam et Ève, comme fondement solide de la famille : homme et femme Il les créa (cf. Gn 1,24-31 ; 2,4b) ; la famille historique blessée par le péché (cf. Gn 3) et la famille rachetée par le Christ (cf. Ep 5,21-32), à l’image de la Sainte Trinité, mystère dont découle tout amour véritable » (RI 16). Le récit de la création, qui est évidemment d’ordre mythique, est riche de sa force symbolique, porteuse de sens pour la foi et pour la compréhension de l’être humain, mais se référer à une étape parfaite du mariage remontant à Adam et Ève manque totalement de crédibilité. Le rapport final ne reprend pas cette expression, mais il en utilise une autre à quatre reprises, et qui dit la même chose, en parlant du « mariage naturel de l’origine » (RF 13), de « la famille de l’origine » (RF 15) ou de « la famille dans sa forme originelle » (RF 16). On peut se demander aussi si on peut interpréter directement les paroles de Jésus « N’avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement… » (Mt 19,4), auxquelles se réfère le texte (RF 14), en un sens se référant à l’origine réelle de notre histoire.
Quant au modèle de Sainte Famille (RF 23 et 62), il y a lieu aussi de s’interroger : en quoi une famille dans laquelle, selon la tradition, tout rapport sexuel est exclu et où il y a un enfant unique est-il vraiment expression du modèle familial défendu par l’Église ?
4. Miséricorde et doctrine
Depuis le début de son pontificat François met en avant la miséricorde. Il s’agit d’une option proprement pastorale qui est fondamentale chez lui. En même temps, il est très discret sur les questions doctrinales qui fâchent, en particulier en tout ce qui concerne le corps, la sexualité et les relations affectives. Certains ne se privent pas de le critiquer à ce sujet. Je suis convaincu que son discours pastoral sur la miséricorde (discours bienvenu) ne peut être cohérent que si en parallèle on change la doctrine39. François le suggère lui-même :
39 Je rappelle que j’utilise ici le mot ‘doctrine’ au sens où il a été utilisé lors du synode : il s’agit toujours de la doctrine actuelle du magistère de l’Église.
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« Ainsi, la compréhension de l’homme change avec le temps et sa conscience s’approfondit aussi. Pensons à l’époque où l’esclavage ou la peine de mort étaient admis sans aucun problème. Les exégètes et les théologiens aident l’Église à faire mûrir son propre jugement. Les autres sciences et leur évolution aident l’Église dans cette croissance en compréhension. Il y a des normes et des préceptes secondaires de l’Église qui ont été efficaces en leur temps, mais qui, aujourd’hui, ont perdu leur valeur ou leur signification. Il est erroné de voir la doctrine de l’Église comme un monolithe qu’il faudrait défendre sans nuance. » (Interview du pape François pour les revues culturelles jésuites, réalisée par le P. Antonio Sparado).
4.1 Débats au cours du synode
Jusqu’où François pense-t-il qu’il faut pouvoir aller ? Il n’est pas possible de répondre à cette question à l’heure actuelle. Ce qui semble assez sûr, c’est qu’il ne veut pas avancer seul : il veut rencontrer et traiter les questions, y compris les plus difficiles, en faisant appel à la collégialité de l’épiscopat.
De petits aménagements ne peuvent suffire. De ce point de vue, la question de l’accès à la communion eucharistique pour les divorcés remariés est emblématique, bien que ce ne soit pas la question la plus importante au sujet de la problématique de la famille dans la société et dans l’Église. C’est sur cette question du rapport à la doctrine que s’est de fait exprimée la controverse entre cardinaux, ce n’est pas un hasard. Le cardinal Müller a dit très clairement qu’il ne peut être question de changer la position de l’Église en raison de son fondement doctrinal. Un certain nombre de ceux qui le suivent disent qu’il faut mieux expliquer le contenu de la doctrine, changer de langage (Cf. RF 33). Mais cela ne touche pas le fond de la question.
« Dans les interventions des pères synodaux, personne n’a demandé un changement de doctrine », a dit l’un des porte-parole de la Salle de presse du Saint-Siège. Les choses ne sont peut-être pas aussi claires et tranchées que cela dans le fond.
À partir de ce qui s’est exprimé avant et pendant le synode, on peut distinguer cinq types différents de positions en ce qui concerne les divorcés remariés.
Il y a d’abord ceux pour qui il ne peut être question de toucher à la doctrine et à la discipline qu’elle implique. Les cardinaux Müller et Burke sont des représentants clairs de cette ligne. Un membre du synode a dit que le changement de discipline en la matière « risque d’ébranler tout l’édifice de l’enseignement moral de l’Église ». On ne peut être plus clair. Penser qu’on puisse toucher à la doctrine suscite la panique. Le présupposé de cette attitude est que la doctrine de l’Église est immuable toujours et partout. Ce qui est une contrevérité du point de vue de l’histoire.
La proposition du cardinal Ouellet se situe dans la même ligne. Il souhaite inviter à la ‘communion spirituelle’ les divorcés remariés qui participent à l’eucharistie. Mais n’y a-t-il pas là une aberration théologique et sacramentelle : l’eucharistie est-elle ou non un sacrement (Vatican II a mis en valeur que le sacrement c’est à la fois la parole et le pain, les deux étroitement liés) ? Le sacrement n’est-il pas le signe sensible de ce qu’il opère : où est encore le ‘sensible’ dans cette communion spirituelle ?
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Un deuxième groupe, le plus important peut-être, insiste sur le fait que, sans changer la doctrine, il faut changer de langage. Selon Radio Vatican (16.10), la tendance majoritaire semble dire dans les groupes linguistiques : il ne faut surtout pas changer la doctrine ; il faut montrer positivement le sens et la valeur du mariage chrétien ; pastoralement il faut mieux faire comprendre le sens de la doctrine de l’Église, éviter les expressions blessantes (état de péché, concubinage, perversion, situations irrégulières…), se montrer proche et accueillant vis-à-vis de toutes les personnes, quelle que soit leur situation, sans justifier leur pratique.
Un troisième groupe est aussi d’avis qu’il ne faut pas changer la doctrine, mais qu’il faut faire place à la conscience des croyants. Le représentant le plus marquant de cette tendance est peut-être le cardinal Danneels, l’ancien archevêque de Bruxelles. Déjà à l’époque d’Humanae vitae, l’épiscopat belge en avait appelé à la responsabilité de la conscience. En ce qui concerne les divorcés remariés, il semble bien la majorité de l’épiscopat en Belgique prend la même position, à l’exception notable de l’archevêque de Bruxelles, Mgr Léonard. Respecter la conscience des personnes, c’est respecter ceux qui vont au-delà de l’interdit en décidant eux-mêmes de communier : il s’agit alors de valoriser l’attention pastorale aux personnes, la conscience dans les cas individuels, mais sans toucher aux principes. Pratiquement, cela se fait, mais ce n’est pas satisfaisant ni du point de vue théologique ni du point de vue pastoral. En fait, la majorité des agents pastoraux, prêtres ou autres, qui soutiennent positivement la démarche de conscience sont convaincus de ce que la doctrine elle-même n’est pas conforme à l’Évangile. Le positif de cette position par rapport à la précédente est, bien sûr, la valorisation de la conscience personnelle dans la ligne de Vatican II. Positif aussi le fait que, en ce qui concerne les divorcés remariés, cette position ne culpabilise pas les personnes. Mais cela ne permet pas de reconnaître positivement la reconstruction possible après l’échec, le fait même du remariage restant de l’ordre du mal.
Un quatrième groupe propose d’élargir le champ de la nullité, tout en maintenant fermement la doctrine : c’est en fait une manière d’éviter de penser sérieusement l’échec, outre le fait que cela, bien souvent, n’est pas respectueux de l’expérience réelle des personnes40.
Un cinquième groupe, certainement minoritaire à l’heure actuelle, est conscient de ce que la miséricorde demande aussi qu’on change la doctrine. Le cardinal Kasper ne l’a pas dit explicitement, mais il le suggère. Le cardinal Marx est plus clair, car il met clairement le doigt sur le problème lors d’une conférence de presse du 17 octobre : « Je n’ai pas été invité pour répéter les mêmes choses qu’avant. Ce n’est pas ce que veut le Saint-Père. Il faut ouvrir les portes pour que l’Évangile de la famille puisse entrer en dialogue avec les personnes. » Il ne s’agit pas de changer la foi : « On ne retire rien à l’Évangile. Le noyau de la vérité catholique demeure. » Et il ajoute : « Dire que la doctrine ne bouge pas relève d’une vision étroite des choses. » C’est probablement aussi ce que pense le pape (cf. l’interview avec Sparado cité ci-dessus). Mgr Bonny était très clair à ce sujet dans sa lettre : « En ces derniers mois de préparation au Synode, j’ai entendu ou lu maintes fois :
40 S’il fallait déclarer nul tous les mariages célébrés par des personnes qui ne sont pas profondément engagées dans la foi, il faudrait sans doute refuser aujourd’hui l’accès au sacrement de mariage à la majorité de ceux qui en font la demande…
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‘D’accord que le Synode se prononce pour plus de flexibilité pastorale, mais à la doctrine de l’Église, il ne pourra pas toucher’. Certains donnent l’impression que le Synode ne pourrait parler que de l’application de la doctrine, et pas de son contenu. Cette opposition entre ‘pastorale’ et ‘doctrine’ me parait cependant inapplicable, tant théologiquement que pastoralement. Elle ne peut pas s’appuyer sur la tradition de l’Église. La pastorale ne peut se passer de la doctrine, tout comme la doctrine ne peut se passer de la pastorale. Toutes deux devront être envisagées si l’Église veut ouvrir de nouvelles voies pour l’évangélisation du mariage et de la famille dans notre société. »
Dans les expressions des pères synodaux, telles qu’en ont donné écho les porte-parole, il y a aussi des divergences en ce qui concerne la notion de péché. Les plus rigides du point de vue doctrinal affirment qu’il est exclu que ceux qui se sont remariés accèdent à la communion parce qu’ils sont en état de péché mortel. D’autres disent qu’il y a peut-être eu péché lors de la décision de divorcer, mais pas nécessairement du côté du conjoint qui est abandonné ; qu’il y a sans doute eu péché dans la décision de se remarier, sans qu’il y ait péché dans la situation ainsi créée, mais que ce qui exclut de la communion c’est la situation objective qui contredit le sens du sacrement, sans que la situation en tant que telle soit peccamineuse. Il est, en effet, difficile d’accuser de péché la personne qui cherche à se reconstruire et qui, peut-être, veut assurer un véritable foyer à ses enfants… Ainsi le cardinal Ouellet, plaidant pour la communion spirituelle, déclare : Ce n’est pas « parce qu’ils sont en état de péché mortel permanent et qu’ils ne peuvent retrouver l’état de grâce » qu’ils ne peuvent être admis à la communion eucharistique. Déclarer qu’ils sont en état de péché est « un langage offensif et qui ne tient pas compte de la vie spirituelle de la personne qui, probablement, a demandé cent fois pardon dans son coeur pour le premier mariage manqué mais qui est depuis dix ans avec un autre conjoint, d’autres enfants et donc ne peut mettre fin à cette nouvelle union ». Ce qui fait obstacle à la communion, c’est « la contradiction objective » de cet état avec le « mystère nuptial » du rapport entre le Christ et l’Église, son épouse (interview à Radio Vatican du 09.10).
Le synode suggère trop facilement que la difficulté à accepter l’enseignement de l’Église est liée à un manque de foi. Certes toutes les familles tout comme la majorité des fidèles ne sont pas animés par une foi profonde et personnelle. Mais la distance qui existe entre ce que croient les personnes dans le domaine éthique et cet enseignement de l’Église peut aussi trouver son fondement dans une expérience personnelle croyante profonde et réfléchie. Une des limites du synode est certainement de n’avoir pas pu se mettre à l’écoute de cette parole de foi de personnes qui vivent par choix personnel dans des situations dites irrégulières. Cette limite atteint très largement, au-delà du synode, de nombreux évêques.
Nombre de catholiques en Europe, aux États-Unis ou au Canada avaient des attentes importantes vis-à-vis du synode sur ce qu’ils vivent comme problème dans les positions présentes de l’Église : contraception, divorcés remariés, personnes homosexuelles. Ils seront sans nul doute déçus. D’autres exprimaient leurs craintes que le synode cède trop à l’esprit du temps et sacrifie la ‘doctrine de toujours’. Le synode n’a pas répondu aux attentes des premiers, mais n’a pas non plus totalement rencontré les craintes des seconds.
Dans un entretien accordé le jeudi 23 octobre au site italien Rossoporpora, le cardinal Francesco Coccopalmerio, président du Conseil pontifical pour les textes législatifs, a
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déclaré qu’il s’attendait à « quelque chose de plus de la part de ceux qui ont voulu réaffirmer simplement la doctrine ». Prenant l’exemple d’un couple homosexuel qui « s’aime vraiment », fait « des actes de charité envers les personnes dans le besoin », le cardinal estime que « même si la relation reste illicite », elle comporte « des éléments positifs ».
Je pense qu’une évaluation balancée de cet événement qu’est le synode est nécessaire.
Il faut souligner les éléments les plus positifs. Il y a d’abord le fait d’un débat public contradictoire ouvert dès avant le synode et manifestement une liberté de parole au sein du synode. Alors que depuis des années sur des questions qui divisent profondément l’opinion d’une majorité de catholiques dans les pays occidentaux et le magistère, le débat était de fait interdit, c’est l’immense mérite du pape François de l’avoir rouvert.
Le rapport final est en retrait en relation avec le rapport intermédiaire. Il a aussi voulu rappeler plus nettement la doctrine du magistère. Trois numéros du rapport final n’ont pas obtenu les deux-tiers d’approbation (soit 123 voix sur 183) nécessaires pour constituer des textes approuvés par le synode, ces numéros ont quand même obtenu entre 60 et 64% de votes positifs : cela marque certainement une évolution du corps épiscopal présent vers une plus grande ouverture. Par contre il y a eu refus d’affronter la véritable question de l’homosexualité et de l’union homosexuelle, et c’est grave pastoralement et doctrinalement.
Le synode reconnaît que « le changement anthropologique et culturel influence aujourd’hui tous les aspects de la vie et requiert une approche analytique et diversifiée » (RI 5 et RF 5). Il s’agit de l’évaluer dans ses aspects tant positifs que négatifs : le texte souligne particulièrement les formes positives de la liberté (mais RF 5 semble limiter cette liberté à la liberté d’expression) et son corrélat négatif, un individualisme exacerbé. Il ne suggère pas qu’une réelle prise en compte des changements anthropologiques et culturels puisse poser des questions sur la doctrine elle-même, comme si celle-ci n’était pas sous-tendue par une anthropologie particulière (et donc une théologie particulière) questionnable. Le changement anthropologique et culturel est plus large que ce rapport entre liberté et individualisme. Typiquement la signification de la sexualité dans la relation amoureuse : que signifie, dans ce contexte, l’invitation adressée aux divorcés remariés à vivre en frères et soeurs ? Mais aussi l’approche contemporaine de l’homosexualité, avec ici encore la signification de la sexualité dans la relation. De ce dernier point de vue, le rapport final est très fortement en retrait par rapport au rapport intermédiaire.
Le synode demande clairement un approfondissement théologique en préparation du synode de 2015 et invite les conférences épiscopales à poursuivre la réflexion et à travailler sur les questions en débat en y impliquant l’ensemble du peuple de Dieu. Du point de vue ecclésial, cette année 2015 sera donc particulièrement importante. Espérons que largement les conférences épiscopales assumeront leur responsabilité en ouvrant l’espace d’un véritable débat, en permettant que toutes les voix puissent se faire entendre. Il y va de la crédibilité du prochain synode.
Dans ce contexte, il est aussi important de restaurer un climat de confiance dans le dialogue entre évêques et théologiens. On sait combien leur rôle a été important à Vatican II.
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4.2 Modestes pistes théologiques
Est-il possible d’avancer « sans mettre en discussion les vérités fondamentales du sacrement de mariage : l’indissolubilité, l’unité, la fidélité et la procréation, l’ouverture à la vie », selon les mots du pape François ?
4.2.1 Quelques conditions préalables
Je pense qu’il faut d’abord obtenir un consensus sur ce qui devrait être des évidences de base, communes à l’ensemble de l’Église :
– La continuité de l’enseignement doctrinal de l’Église n’existe pas. La lecture de l’histoire de la doctrine, et entre autres des décisions des conciles, manifestent qu’il y a des ruptures majeures, des contradictions objectives, On peut expliquer les positions anciennes contraires à l’enseignement magistériel présent à partir de la situation de l’Église à telle ou telle époque, de la culture ou de la philosophie dominante, etc., mais elles n’en constituent pas moins des contradictions.
– Reconnaître honnêtement que le ‘mariage naturel’ n’existe pas, pas plus que la ‘famille naturelle’ : l’anthropologie culturelle le manifeste à l’évidence. La monogamie n’est pas universelle et encore moins l’indissolubilité du lien matrimonial ; les liens de filiation prennent des formes très diverses, etc.
– Être très prudent sur l’utilisation des références bibliques : ne pas tirer trop facilement des conclusions théologiques et doctrinales à partir de récits mythiques, comme celui de la Genèse, récit dont la portée symbolique est importante, ou de métaphores signifiantes sans aucun doute comme les épousailles du Christ et de l’Église chez saint Paul, ou encore de citations de paroles de Jésus dans les évangiles sans effort critique pour les situer dans leur contexte.
– Sans naïveté, sans absolutisation et sans renoncer à l’esprit critique, tenir réellement compte de l’anthropologie et de la culture contemporaines, en particulier dans l’apport des sciences humaines. « La compréhension de l’homme change avec le temps », dit François.
– Prendre au sérieux le mariage civil : penser sérieusement, d’un point de vue théologique, le rapport, pour le chrétien, entre le mariage civil et le mariage sacramentel. Il y a des aberrations qui font scandale : ainsi, selon le droit canon, si un croyant s’est marié civilement puis a divorcé, il n’y a pour lui pas de problème de s’engager dans une nouvelle union qui elle pourra être sacramentelle.
Je proposerais deux lignes de réflexion théologique.
4.2.2 Sur l’indissolubilité
La difficulté théologique majeure tourne autour de l’indissolubilité du mariage sacramentel. Dans l’expression du pape François citée ci-dessus la question la plus difficile est, en effet, celle de l’indissolubilité.
D’un point de vue exégético-historique, il est loin d’être sûr que Jésus visait l’indissolubilité au sens où l’histoire de l’Église l’a comprise. Il est même hautement probable que ce n’était pas de cela qu’il s’agissait. Mais je pense que l’Église a raison de
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promouvoir l’engagement à vie dans le mariage et donc la fidélité. Et il me paraît que le sacrement signifie cela en voyant dans le rapport du Christ à l’Église un symbole important de la fidélité. Mais cela implique-t-il pour autant que le lien doive être juridiquement parlant indissoluble ? L’intention de fidélité et d’un engagement à vie est fondamentale dans cette perspective, et bien sûr aussi l’ouverture à la vie. Cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir échec de ce projet de vie, de cette intention, tout comme d’ailleurs il peut y avoir échec du projet de vie religieuse engagé dans la profession définitive. L’Église est appelée à être proche, miséricordieuse et compatissante auprès des personnes vivant un tel échec. Le synode le reconnaît clairement. Mais offrir et reconnaître la possibilité d’une reconstruction de la vie est-elle nécessairement contraire au sens du sacrement ?
On peut constater qu’à un certain moment, de fait, le lien du mariage n’existe plus pour les époux qui se sont cependant engagés à vie, et cela pour toutes sortes de raisons et de circonstances, où il peut y avoir du péché, mais pas nécessairement et toujours. Et tout péché peut être pardonné. Le divorce, que ne reconnaît pas l’Église, n’est rien d’autre que la manière d’acter le fait que le lien n’existe plus. Ce qui ne signifie pas que « n’importe quelle raison », selon la question posée à Jésus, peut justifier le divorce ! Dans cette perspective, l’ouverture à un second mariage, qui lui ne peut être sacramentel en raison de la symbolique de la fidélité pour toujours portée par le sacrement, n’est-elle pas une expression de la miséricorde ?
L’indissolubilité ne doit-elle pas alors être pensée comme l’idéal proposé, l’idéal à atteindre, qui suppose un véritable investissement des personnes dans leur engagement, mais non comme une réalité quasi ontologique ou métaphysique qui ne dépend plus en rien des personnes, et comme un ordre de droit divin qui s’impose absolument à l’Église ?
En ce sens, ne faut-il pas un regard beaucoup plus positif sur le mariage civil, y compris quand il est conclu entre chrétiens ? Nombre de couples aujourd’hui ne se sentent pas assez de maturité dans la foi que pour s’engager dans le sens du sacrement. Beaucoup aujourd’hui sont aussi sensibles à la fragilité des liens : nombre de couples ont divorcé dans leur entourage, parfois leurs parents eux-mêmes. En s’engageant dans le mariage porté par l’amour, ils espèrent de tout leur coeur que cela tiendra ; ils disent aussi vouloir faire ce qu’il faut pour que cela puisse tenir. Mais on ne sait pas. Et il leur paraît plus honnête de ne pas prendre un engagement au sens où l’entend l’Église parce que ce ne serait pas vrai. C’est pourquoi nombre de jeunes renoncent même au mariage civil. Certains d’entre eux, peuvent approfondir leur engagement et son sens, et demander plus tard qu’il soit scellé par le sacrement.
4.2.3 Sur le péché
Ma seconde réflexion porte sur le péché. Il ne s’agit pas d’évacuer la notion et encore moins la réalité du péché dans la vie humaine, le péché comme rupture plus ou moins grave de la relation à Dieu, ou comme blessure portée à cette relation.
Les débats lors du synode ont montré qu’il fallait être prudent et délicat dans l’utilisation de cette notion de péché en lien avec le divorce et le remariage. Avant et pendant le synode, il y a eu des expressions très diverses à ce sujet.
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D’un côté, une position dure et intransigeante. Dans une interview en juin 2014 (Zenit, 29.07) le cardinal Müller dit ceci : « Si quelqu’un se trouve en situation de péché mortel, il ne peut pas et il doit pas recevoir la communion. Cela se produit non seulement dans le cas de divorcés remariés, mais également dans tous les cas où il y a rupture objective avec ce que Dieu veut pour nous. » C’est clair : les divorcés remariés sont en état de péché mortel. Lors de débats, un intervenant a parlé d’ « un état de péché grave permanent » (La Croix, 08.10).
D’un autre côté, une position moins moralisante mais plus symbolico-sacramentelle, qui conteste ce jugement peccamineux porté sur les divorcés remariés. Ce n’est pas en raison d’un état de péché qu’ils ne peuvent communier, mais en raison de leur situation objective qui est en contradiction avec le sens du sacrement. C’est la position de Mgr Ouellet, dans une interview donnée à Radio Vatican, le 09.10 (Zenit, 10.10), citée plus haut. Les divorcés remariés peuvent accéder à une « communion spirituelle ». Ce n’est pas « parce qu’ils sont en état de péché mortel permanent et qu’ils ne peuvent retrouver l’état de grâce » qu’ils ne peuvent être admis à la communion eucharistique. Déclarer qu’ils sont en état de péché est « un langage offensif et qui ne tient pas compte de la vie spirituelle de la personne qui, probablement, a demandé cent fois pardon dans son coeur pour le premier mariage manqué mais qui est depuis dix ans avec un autre conjoint, d’autres enfants et donc ne peut mettre fin à cette nouvelle union ». Ce qui fait obstacle à la communion, c’est « la contradiction objective » de cet état avec le « mystère nuptial » du rapport entre le Christ et l’Église, son épouse.
Le cardinal Ruini, ancien président de la conférence épiscopale italienne (qui n’était pas membre du synode), va dans le même sens. Il rappelle que l’impossibilité d’accès à l’eucharistie n’est pas lié à « une faute personnelle qu’ils ont commise, mais à l’état dans lequel ils se trouvent objectivement ». Dès lors s’ils ne peuvent se séparer de leur conjoint en raison des engagements qu’ils ont pris, comme l’éducation des enfants, pour pouvoir accéder à l’eucharistie « ils doivent prendre “l’engagement de vivre dans une complète chasteté, c’est-à-dire de s’abstenir des actes propres aux époux” » (Chiesa, 13.10). C’est un contresens par rapport à l’expérience de l’amour nuptial que vivent ces époux, même si une minorité peut assumer une telle décision.
L’apport de Mgr Jean-Paul Vesco, Pour en finir avec la notion de persistance obstinée dans un état de péché grave (23.09) est précieux. L’article 915 du code de droit canonique déclare : « Ceux qui persistent avec obstination dans un péché grave ne seront pas admis à la sainte communion ». La nouvelle union est assimilée par le droit à un adultère du fait que la première persiste. Vesco propose de faire appel à une distinction qu’on trouve partout dans le droit civil entre infractions instantanées et infractions continues. L’infraction instantanée peut avoir des conséquences définitives, comme le meurtre ; cette infraction peut obtenir le pardon ; l’infraction continue, comme le vol avec recel, se poursuit tant qu’il n’y a pas eu restitution, et il n’y a pas de pardon possible tant qu’il n’y a pas restitution. Qu’en est-il des divorcés remariés dans cette perspective ? Dans la séparation et le divorce, il peut y avoir péché (p. ex. quand l’un des époux a entretenu une relation extra-maritale : adultère). Ce péché peut être pardonné en ouvrant l’accès à la communion. Mais peut-on considérer que, dans toute circonstance, l’acte par lequel la personne séparée (coupable ou non de la séparation) engage une nouvelle relation matrimoniale est de l’ordre du péché (elle peut l’être s’il y a, par exemple, injustice par
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rapport à l’ex-conjoint ou par rapport aux enfants) ? C’est ce que suppose le droit canon avec son expression de persistance obstinée dans un péché grave, cet état de péché ne pouvant être levé que par la rupture (ou en vivant en frère et soeur !). Mais cela ne correspond absolument pas avec l’expérience, qui est celle d’une reconstruction après l’échec. De plus, le lien ainsi formé, dans de nombreux cas, ne peut être rompu, par exemple parce qu’il y a des enfants.
Le lien d’amour a en soi quelque chose d’indissoluble ou de définitif, mais il peut ne pas arriver à répondre à cette dimension. Et le nouveau lien, s’il est réellement porté par l’amour, est marqué du même caractère. Mais il faut reconnaître qu’au niveau symbolique il n’a pas le même sens que le premier lien. Ce qui justifie la pratique orientale d’accepter un second mariage qui n’a cependant pas de caractère sacramentel.
À propos du recours à la nullité, Vesco dit clairement qu’il s’agit d’un subterfuge pour ne pas aborder la véritable question posée par l’échec du mariage et le divorce : « Le recours à la déclaration en nullité du premier mariage pour un vice de consentement (immaturité…) revient à dire qu’il n’y a jamais eu alliance. Les cas de véritable nullité sont extrêmement rares et sont la conséquence d’une déficience de la part de ceux qui ont préparé les futurs époux. Ou alors cela signifie qu’il faudrait avoir le courage de refuser de célébrer de nombreux mariages, avec les conséquences pastorales que l’on peut aisément imaginer. Si en revanche la procédure est employée pour adoucir ou détourner la règle de l’indissolubilité41, elle fait violence tant à la doctrine véritable de l’Église en matière d’indissolubilité qu’aux personnes dont des années de vie sont niées, comme nulles et non avenues. Sans parler des enfants qui seraient nés du néant. »
Il est urgent que l’Église réfléchisse à la doctrine en ce qui concerne le mariage, la famille et la sexualité, qu’elle questionne la ou les théologies qui sous-tendent et justifient cette doctrine, en évaluant sérieusement et librement les arguments donnés, et en confrontant honnêtement ces théologies à l’expérience croyante. Il est urgent que l’Église mette en oeuvre, sur ces questions, les apports du document Le sensus fidei dans la vie de l’Église publié cette année par la Commission théologique internationale. Il est entre autres déclaré :
« Des problèmes surgissent lorsque la majorité des fidèles demeurent indifférents aux décisions doctrinales ou morales qu’a prises le magistère, ou lorsqu’ils les refusent absolument. Ce manque de réception peut être le signe d’une faiblesse dans la foi ou d’un manque de foi de la part du peuple de Dieu, dû à l’adoption insuffisamment critique de la culture contemporaine. Mais dans certains cas, cela peut être le signe que certaines décisions ont été prises par les autorités sans que celles-ci aient pris en compte comme elles l’auraient dû l’expérience et le sensus fidei des fidèles, ou sans que le magistère ait suffisamment consulté les fidèles » (n. 123).
41 Il est à remarquer que Benoît XVI a plusieurs fois insisté dans son discours annuel au tribunal de la Rote (qui traite des causes de nullité) pour une jurisprudence plus exigeante, ce qui va clairement à l’encontre du souhait de plusieurs pères synodaux demandant qu’il y ait plus de souplesse à cet égard.
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Brève conclusion
S’il est exact que l’expression concrète de la miséricorde à laquelle appellent l’Évangile et le pape François n’est pas possible sans changement de la doctrine et si ce principe peut être admis, un espace s’ouvrira pour rencontrer les autres questions difficiles ou situations dites problématiques qui ont été touchées lors de cette première étape du synode. Il est clair qu’il y a du chemin à faire. Mais le pape semble bien ouvert en ce sens.
Une difficulté importante devra être affrontée. S’il est reconnu davantage de compétence doctrinale aux conférences épiscopales, et il faut certainement penser ici à un niveau continental, jusqu’où reconnaître une différence non seulement de sensibilité théologique, mais également d’options disciplinaires et doctrinales ? Comment le penser et le vivre sans ruptures, c’est-à-dire dans la communion d’une unique Église ?
J’aimerais exprimer en conclusion un rêve.
Quelques semaines avant le synode, Mary McAleese, ex-présidente d’Irlande, catholique très engagée, a déclaré dans une interview : « L’idée même que cent-cinquante personnes qui ont décidé de n’avoir aucun enfant, de ne pas avoir une famille, de n’être ni père ni époux – et qui donc n’ont aucune expérience de la vie de famille telle que nous la connaissons – mais qui vont conseiller le pape sur la vie de famille, cette idée a quelque chose d’un peu fou » (Cité par John Wilkins, Commonweal¸ 10.09). Compte tenu de cette limite, il faut réellement se demander si les pères synodaux ont suffisamment et honnêtement écouté l’expression de vie des couples et des échecs dans leur Église locale.
On peut s’interroger aussi sur le choix des couples qui étaient présents au synode : que des couples qui sont par leur vie une bonne expression de la conception chrétienne traditionnelle du mariage apportent leur témoignage est certainement heureux. Le synode a entendu de beaux exemples de familles chrétiennes. Sébastien Maillard, le chroniqueur de La Croix à Rome pendant le synode a fait cette remarque, en soulignant les divers clivages qui se sont exprimés : « Une ligne étonnante traverse également l’assemblée, celle entre les auditeurs laïcs et les pères synodaux. Ceux choisis pour ce Synode – des couples mariés pour la plupart – expriment souvent plus de fermeté dans une claire affirmation de la doctrine que les pasteurs guidant le troupeau. Ils se montrent ainsi plus royalistes que le roi » (16.10). Mais dans la mesure où le synode s’est aussi interrogé sur la place à faire dans l’Église à des couples qui vivent des situations dites irrégulières (ou illégitimes), n’aurait-il pas été souhaitable que l’un ou l’autre de ces couples, profondément engagés dans une démarche de foi et une adhésion à l’Église, fassent entendre ce qu’est leur expérience, de façon à ce que les pères synodaux puissent percevoir de quoi on parle ?
Serait-il pensable à plus long terme que les synodes de l’Église catholique s’inspirent, dans leur composition et organisation, des synodes de l’Église d’Angleterre ? Ceux-ci fonctionnent sur la base de trois chambres : celle des évêques (à l’avenir hommes et femmes, la décision étant prise et ratifiée), celle des prêtres (hommes et femmes) et celle des laïcs. Toute décision y est soumise à la majorité obtenue dans chacune des trois chambres.
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On peut rêver. Il arrive que les rêves se réalisent. Je ne le verrai sûrement pas. Mais la sociologie de l’utopie manifeste que des idées et projets pensés par des intellectuels à une certaine époque, deviennent mouvement social et finissent par déboucher politiquement. Pourquoi pas ?
Ignace Berten, dominicain, est né le 16 avril 1940 à Bruxelles.
Il est membre de la Communauté internationale Saint Dominique à Bruxelles.
De 1969 à 1976, professeur à l’Institut international Lumen Vitae à Bruxelles, où il a exercé les fonctions de directeur adjoint de la section Développement et libération.
De 1970 à 1978, cours de théologie fondamentale au CETEP, Centre d’études théologiques et pastorales, du diocèse de Malines-Bruxelles.
De 1976 à 1993, animateur au Séminaire cardinal Cardijn (SCC), devenu ensuite Centre de formation Cardijn (CEFOC), travail de formation en milieux populaires.
De 1976 à 1995, nombreux séjours de formation au Brésil, et différentes missions de Justice et Paix en Uruguay, en Argentine, au Nicaragua, au Guatemala et au Salvador.
À partir de 1991, il travaille au sein d’Espaces – Spiritualités, cultures et sociétés en Europe, et à ce titre est engagé dans le dialogue chrétiens – musulmans.
De 1998 à 2001, président de la section belge francophone de l’AETC (Association européenne de théologie catholique).
Promu maître en théologie en 2009.
Publications principales Histoire révélation et foi, éditions du Cep, Bruxelles (1969) ; Christ pour les pauvres, éditions du Cerf, Paris (1989), Travail et solidarité, éditions Apogée (1996), Pour une Europe forte et puissante, éditions Luc Pire, Bruxelles (2001) et Croire en un Dieu Trinitaire, éditions Fidélité (2008). Le chapitre sur la sécurité et la défense dans l’ouvrage collectif Regards éthiques sur l’Union européenne, Peter Lang (2010).