Martin Lintner

INTAMS Conference, KU Leuven, October 25–27, 2016

Divorce et Remariage

Une lecture d’Amoris Laetitia du point de vue de la théologie morale

Martin M. Lintner, PTH Brixen

Texte original anglais, traduction Christian Mignonat 

(Remarque: ce texte est la minute originale. La version finale sera éditée et publiée début 2017 dans les actes du symposium des sessions INTAMS Studies on Marriage and Family (voir www.intams.org/series/series).

 

Résumé: Dans Amoris laetitia, le Pape François ne change pas la Doctrine Catholique du mariage et de la famille mais il offre d’importants développements qui permettent un nouveau discernement personnel et pastoral et aussi un accompagnement pastoral et spiritual des couples qui sont divorcés et remariés de telle manière qu’en certains cas ils puissant être aides par la réception des sacrements de Réconciliation et de l’Eucharistie. Il ne s’agit pas d’indulgence pastorale mais – comme le Pape François le montre – une réelle exigence de miséricorde qui appartient au cœur même de l’Evangile et, en conséquence, de la doctrine de l’Eglise. La position rigide d’une exclusion catégorique des couples concernés de ces sacrements ne peut plus être dorénavant défendue. Il y a des raisons pastorales, théologiques et morales valides  pour cette évolution significative. Un aspect clef est la compréhension de la conscience dans AL. où le Pape François développe son concept de conscience et sa relation aux normes morales selon la claire référence du Concile Vatican II (GS 16) et la longue tradition de théologie morale (par dessus tout, Thomas d’Aquin). Le Pape François surmonte une attitude profondément sceptique vis à vis de la compétence de la conscience des fidèles, attitude qui a caractérisé la position de l’Eglise dans les pontificats passés. En même temps il dépasse une notion réductrice de la conscience d’une morale normative pour une conscience comprise d’abord comme le lieu de la rencontre et du dialogue avec Dieu de façon à devenir conscient de sa situation devant Dieu. De plus, la conscience est médiatrice entre les domaines objectif et subjectif de la morale. Ceci nous permet d’une part de respecter le principe de gradualité et, d’autre part, de faire la différence correctement entre les diverses situations que vivent les gens. Sur cette base il est possible de reconnaitre qu’une “situation objective de péché peut ne pas être subjectivement coupable, ou complètement telle” (AL 305). Ainsi, il n’y a pas de raison doctrinale ou pastorale pour exclure quiconque des sacrements de Réconciliation et d’Eucharistie.

  1. Divorce et remariage: de Gaudium et spes à Familiaris consortio

Le Concile Vatican II dans sa Constitution Pastorale sur l’Eglise dans le Monde d’Aujourd’hui Gaudium et Spes (GS) traite de quelques problèmes d’urgence particulière. Le premier chapitre est dédié au sujet du mariage et de la famille. Au n°47 la  Constitution Pastorale indique quelques éléments et développements qui obscurcissent la dignité de l’institution du mariage et de la famille:

“La dignité de cette institution ne brille pourtant pas partout du même éclat puisqu’elle est ternie par la polygamie, l’épidémie du divorce, l’amour soi-disant libre, ou d’autres déformations. De plus, l’amour conjugal est trop souvent profané par l’égoïsme, l’hédonisme et par des pratiques illicites entravant la génération. Les conditions économiques, socio-psychologiques et civiles d’aujourd’hui introduisent aussi dans la famille de graves perturbations. Enfin, en certaines régions de l’univers, ce n’est pas sans inquiétude qu’on observe les problèmes posés par l’accroissement démographique.”

Il est intéressant de noter que le divorce est nommé comme une épidémie mais le document ne parle pas du remariage après le divorce. De façon évidente, à cette époque ce n’est pas encore “un mal…affectant de plus en plus les Catholiques également”[1], comme décrit plus tard par Jean Paul II. La Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi a traité ce sujet en 1973, en publiant une courte lettre “à propos de l’indissolubilité du mariage” (11 avril).[2] La lettre se lamente sur ” la prolifération de nouvelles opinions qui cherchent à nier ou à mettre en doute la doctrine de l’indissolubilité du mariage”. Même si le document ne fait pas référence explicitement aux couples divorcés et remariés, il parle de “ceux qui vivent dans une union irrégulière”, aussi bien de l’augmentation des situations de fidèles ayant seulement un mariage civil ou vivant ensemble sans aucun mariage que du nombre grandissant des gens qui se remarient après un divorce. La Congrégation répond à deux niveaux.

D’abord elle admonestait:

“tous ceux qui sont engagés dans l’enseignement religieux en écoles ou instituts de tous niveaux, aussi bien que ceux qui servent comme “official” dans les tribunaux ecclésiastiques, pour rester fidèles à la doctrine de l’Eglise de l’indissolubilité du mariage et pour agir en accord avec cette doctrine dans leurs tribunaux ecclésiastiques”.

Ensuite, au sujet de l’administration des sacrements, elle s’adressait aux Ordinaires du lieu et insistait sur deux aspects,

“ d’une part encourager l’observation de la discipline en vigueur dans l’Eglise, et d’autre part, agir de telle sorte que les pasteurs d’âmes montrent une sollicitude particulière vis à vis de ceux qui vivent une union irrégulière, en cherchant à résoudre ces cas à travers l’usage des pratiques approuvées de l’Eglise au for interne et aussi bien d’autres justes moyens”. De toute manière, la lettre ne clarifie ni n’explique ce que signifie “ les pratiques approuvées de l’Eglise au for interne”.

Plusieurs Conférence épiscopales ont traité ce sujet et proposé la pratique de la confession suivante: admettre les couples divorcés remaries au sacrement de Réconciliation et de l’Eucharistie s’ils exprimaient leur repentir et leur intention de mètre fin à leurs relations sexuelles. Dans ce cas ils pouvaient être admis à ces sacrements mais seulement dans une église où ils n’étaient pas connus de façon à éviter de créer un scandale parmi les fidèles.[3]

Le pape Jean Paul II dans son exhortation apostolique post synodale Familiaris Consortio (FC) n° 84, a adopté cette idée, ne tenant pas compte d’une des propositions faite par la 5ème Assemblée générale ordinaire du Synode des Evêques sur la Famille chrétienne (1980):

“Le Synode a déclaré son souhait qu’une nouvelle et plus profonde étude soit initiée pour la pastorale de ces fidèles divorcés remaries, “prenant en compte les pratiques des Eglises Orientales”, de telle sorte qu’une bonté pastorale puisse être mise en évidence plus clairement”[4]

Néanmoins, Jean Paul II dans FC 84 introduit quelques critères de différentiation significatifs:

“Les pasteurs doivent savoir que, par amour de la vérité, ils ont l’obligation de bien discerner les diverses situations. Il y a en effet une différence entre ceux qui se sont efforcés avec sincérité de sauver un premier mariage et ont été injustement abandonnés, et ceux qui par une faute grave ont détruit un mariage canoniquement valide. Il y a enfin le cas de ceux qui ont contracté une seconde union en vue de l’éducation de leurs enfants, et qui ont parfois, en conscience, la certitude subjective que le mariage précédent, irrémédiablement détruit, n’avait jamais été valide.”

De plus, il reconnaît que ” divers motifs … peuvent amener à une brisure douloureuse, souvent irréparable, du mariage valide” (FC 83) et qu’il peut y avoir aussi des situations où “pour de sérieuses raisons, telles que par exemple l’éducation des enfants, un homme et une femme ne peuvent pas satisfaire à l’obligation de se séparer” (FC 84). Il a souligné fortement que les personnes concernées n’étaient pas exclues de la Communauté de l’Eglise et qu’elles étaient autorisées à recevoir les sacrements de Réconciliation et d’Eucharistie si elles se repentaient et ”prenaient l’engagement de vivre en complète continence, c’est-à-dire en s’abstenant des actes réservés aux époux” (ibid.). Par ailleurs toutes les personnes concernées seraient ” incapables d’y être admis car leur état et leur condition de vie est en contradiction objective avec la communion d’amour entre le Christ et l’Eglise, telle qu’elle s’exprime et est rendue présente dans l’Eucharistie (ibid.).

 

A juste titre on peut observer qu’il y a une incohérence logique dans l’argumentation en raison du devoir pastoral, “ par amour de la vérité ” de discerner soigneusement les différentes situations. Cependant, cette différentiation des situations requise est rarement prise en compte quand on en vient aux procédures disciplinaires.


 

  1. De Familiaris Consortio à Amoris Laetitia

Il est bien connu que malgré les fortes critiques de nombreux théologiens et les sérieuses préoccupations de nombreux évêques, le Magistère Romain a insisté pour maintenir sa position fréquemment et strictement. Dans Veritatis Splendor (VS) Jean Paul II a rejeté les “solutions prétendument « pastorales » contraires à l’enseignement du Magistère (n° 56).

De telles solutions signifieraient de “justifier une herméneutique « créatrice », d’après laquelle la conscience morale ne serait nullement obligée, dans tous les cas, par un précepte négatif particulier (ibid.). Jean Paul II  a critiqué cette position morale selon laquelle:

“En plus du niveau doctrinal et abstrait, il faudrait reconnaître l’originalité d’une certaine considération existentielle plus concrète. Celle-ci, compte tenu des circonstances et de la situation, pourrait légitimement fonder des exceptions à la règle générale et permettre ainsi d’accomplir pratiquement, avec une bonne conscience, ce que la loi morale qualifie d’intrinsèquement mauvais.”

Le Pape défend la position que

“en elle (la conscience) est profondément inscrit un principe d’obéissance à l’égard de la norme objective qui fonde et conditionne la conformité de ses décisions aux commandements et aux interdits qui sont à la base du comportement humain”(n°60)[5]

Sur la base de cette argumentation tout remariage après un divorce doit être jugé exclusivement selon l’interdiction normative de l’adultère, c’est à dire toute relation sexuelle en dehors d’un mariage valide en cours. Il représenterait une persistance obstinée dans un péché manifestement grave qui interdit la réception des sacrements de Réconciliation et d’Eucharistie (cf. CIC, can. 915), indépendamment des dispositions individuelle des personnes concernées et des conditions très particulières de circonstances et de situations. Le  Catéchisme de l’Eglise Catholique (CCC), à ce sujet, affirme que “l’époux remarié est alors en situation d’adultère public et permanent” (n° 2384) et le Conseil Pontifical pour les Textes Législatifs dans sa déclaration “ Au sujet de l’admission à la Sainte Communion des fidèles divorcés et remariés” (2000) explique que le fait de la “contradiction objective” de leur situation avec l’union d’amour entre le Christ et l’Eglise qui est représenté comme sacrement et signifiée par un mariage valide serait suffisante pour identifier cette situation comme peccamineuse indépendamment de toute responsabilité subjective. Il est important de noter que l’un des arguments principaux de la position du Magistère est fondé sur l’engagement de l’Eglise à rester fidèle à la vérité de l’Evangile et de la doctrine de l’indissolubilité du mariage. Malgré le fait que Jean Paul II dans FC 84 parle de l’obligation des Pasteurs, “pour l’amour de la vérité”, d’exercer un discernement attentif des situations, l’accent est mis sur l’engagement de l’Eglise à la vérité de la doctrine du mariage.

 

 

  1. La réception de Familiaris Consortio 84 dans Amoris laetitia VIII

Le Pape François partage l’attitude profonde de son prédécesseur, Jean Paul II, pour une pastorale spéciale des couples remariés, finalement exprimée dans FC 84 comme suit:

“L’Eglise, en effet, instituée pour mener au salut tous les hommes, et en particulier les baptisés, ne peut pas abandonner à eux-mêmes ceux qui – déjà unis dans les liens du sacrement de mariage – ont voulu passer à d’autres noces. Elle doit donc s’efforcer, sans se lasser, de mettre à leur disposition les moyens de salut qui sont les siens.”[6]

A la lumière de cette attitude pastorale FC a déjà ouvert un chemin à ceux qui ne peuvent pas satisfaire à l’obligation de se séparer de la seconde union non valide, c’est à dire persister dans le second mariage, mais s’abstenir de relations sexuelles. Cette solution n’était évidemment pas en concordance complète avec la pure doctrine de l’indissolubilité du mariage d’où découlerait l’obligation de la séparation. De plus, FC insistait pour que les personnes concernées soient intégrées autant que possible dans la vie de l’Eglise et “que  tous feront en sorte qu’ils ne se sentent pas séparés de l’Eglise, car ils peuvent et même ils doivent, comme baptisés, participer à sa vie “(ibid.). En conséquence, il n’est pas du tout surprenant que le Pape François dans AL (n°298) cite largement le passage de FC 84 en question.

 

Mais AL va au delà de FC[7], par exemple citant plus de raisons que l’éducation des enfants, de telle sorte qu’un couple concerné ne peut pas être obligé de se séparer et une seconde union peut être

 

“consolidée dans le temps, avec de nouveaux enfants, avec une fidélité prouvée, un don de soi généreux, un engagement chrétien la conscience de l’irrégularité de sa propre situation et une grande difficulté à faire marche arrière sans sentir en conscience qu’on commet de nouvelles fautes” (AL 298).

 

Tandis que FC 84 exprime la confiance de l’Eglise

 

“que même ceux qui se sont éloignés du commandement du Seigneur et continuent de vivre dans cet état pourront obtenir de Dieu la grâce de la conversion et du salut, s’ils persévèrent dans la prière, la pénitence et la charité”.

 

AL est convaincue que

 

“la grâce de Dieu agit aussi dans leurs vies, leur donnant le courage d’accomplir le bien, pour prendre soin l’un de l’autre avec amour et être au service de la communauté dans laquelle ils vivent et travaillent “ (AL 291).

Le document cependant, reconnaît que “le Saint Esprit verse dans leurs cœurs (des divorcés remariés) des dons et des talents pour le bien de tous” (AL 299) et ainsi, montre fondamentalement une attitude de valorisation des personnes touchées pour autant qu’elles essayent de répondre du mieux qu’elles peuvent selon leur engagement moral (cf. AL 37). Le Pape François souligne même que

“dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement– l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église” (AL 305).

En ce point précis il ajoute une note affirmant que “dans certains cas, ceci peut inclure l’aide des sacrements (note 351). Il est tout à fait évident qu’AL vise à aller au delà de FC au sujet des conséquences disciplinaires pour les personnes divorcées remariées. Même en ce qui concerne la demande d’abstinence sexuelle, AL reconnaît que

“dans ces situations, connaissant et acceptant la possibilité de cohabiter ‘comme frère et sœur’ que l’Église leur offre, beaucoup soulignent que s’il manque certaines manifestations d’intimité «la fidélité peut courir des risques et le bien des enfants être compromis “(GS 51) (AL 298, note 329).

Tandis que FC presse l’Eglise de discerner les différentes situations mais ne reconnaît pas qu’il y a différentes conséquences pour différentes situations[8], AL affirme le besoin  pastoral comme la nécessité morale que les “les conséquences ou les effets d’une norme ne doivent pas nécessairement être toujours les mêmes” (AL 300), et maintient que ce n’est “pas davantage en ce qui concerne la discipline sacramentelle, étant donné que le discernement peut reconnaître que dans une situation particulière il n’y a pas de faute grave” (ibid., note 336).  S’il n’est pas surprenant que AL cite largement FC 84 là où le document parle de l’engagement pastoral de l’Eglise envers les couples divorcés et remariés et l’exhorte à différencier soigneusement les situations différentes, de même il n’est pas surprenant que AL arrête de citer FC 84 quand Jean Paul II réaffirme la pratique de l’Eglise de ne pas admettre à la réception de l’Eucharistie les personnes qui se sont remariées indépendamment de leur situation. On peut dire qu’AL arrête de citer FC quand son argumentation devient incohérente.

 

  1. Amoris Laetitia: dépassant Familiaris Consortio et, en même temps, restant fidèle à la longue tradition de la théologie morale

Il y a de sérieux arguments et raisons de théologie morale pour ne pas exclure les personnes divorcées remariées de façon catégorique des sacrements de Réconciliation et de l’Eucharistie.

Ces raisons, qui ont déjà été exprimées en partie dans les passages d’AL mentionnés plus haut,  devraient être soulignées plus clairement dans le chapitre suivant. Pour qu’il en soit ainsi, trois arguments principaux doivent être réexaminés brièvement. Ce sont ceux qui plaident en faveur de la position qui réfute toute possibilité de permettre aux couples divorcés remariés l’accès aux sacrements de Réconciliation et d’Eucharistie à moins qu’ils ne pratiquent l’abstinence sexuelle:[9]

  1. Un second mariage après un divorce représenterait une persistance dans un état objectif de péché grave, en pratique d’adultère public permanent (cf. FC 84; CCC 2384).
  2. L’Eglise est liée par la doctrine de l’indissolubilité du mariage et, en conséquence, sa pratique, perçue comme fondée sur les Saintes Ecritures, est une expression de la “fidélité au Christ et à Sa vérité” (FC 84).
  3. L’Eglise est engagée à ne pas mener dans l’erreur et la confusion les fidèles et, en conséquence, afin d’éviter tout doute au sujet de l’enseignement de l’Eglise sur l’indissolubilité du mariage (cf. FC 84) et d’éviter tout scandale, “compris comme une action qui induit les autres à mal agir”[10], elle ne peut pas admettre les personnes concernées à l’Eucharistie.

4.1 L’importance de la conscience dans AL

  1. a) La distinction entre niveau objectif et subjectif d’un jugement moral

En ce qui concerne le premier argument, il y a le passage très éclairant déjà cite d’AL 305:

« À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église. »

Le pape François affirme ainsi un argument moral fondamental, à savoir la distinction entre les niveaux objectif et subjectif  d’un jugement moral. Le CCC reconnaît  clairement cette distinction dans deux passages, cités dans AL 302. Le premier passage dit que

 

« L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux » (CCC 1735),

Le second mentionne que

 

« l’immaturité affective, la force des habitudes contractées, l’état d’angoisse ou d’autres facteurs psychiques ou sociaux » (CCC 3252)

 

comme facteurs qui atténuent la responsabilité morale. Karl Rahner a noté dans un article sur la crise du Sacrement de confession, que l’Eglise a toujours reconnu en théorie la différenciation d’une situation de péché objective un grave péché subjectif, mais en pratique elle a négligé la différence depuis des siècles.[11] Les intentions sincères et l’évaluation précise des motifs du sujet agissant font partie de la qualité morale de l’acte moral. De plus, les nouvelles connaissances modernes des différentes conditions psychologiques et sociologiques possibles et les limites du sujet montrent clairement le besoin de prendre en compte à frais nouveau cette différentiation fondamentale.  “L’Église a une solide réflexion sur les conditionnements et les circonstances atténuantes” (AL 301). Si le terme “péché” est utilisé normalement en référence à la culpabilité personnelle du sujet moral, il indique que cette personne a fait quelque chose moralement mauvaise ou omis quelque chose moralement bonne de façon libre, délibérée et intentionnelle. En conséquence, AL conclue correctement que  “un jugement négatif sur une situation objective n’implique pas un jugement sur l’imputabilité ou la culpabilité de la personne impliquée” (AL 302). Bien sûr, sur ce point on pourrait demander de façon critique si, afin d’éviter toute ambiguïté le terme “péché” devrait être employé (voir Pape François en AL 305) pour exprimer un jugement négatif sur une situation qui est en objective contradiction avec ce qui est moralement correct. Ce qui importe à ce sujet, de toute façon, est de reconnaître que “il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘‘irrégulière’’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante” (AL 301).

  1. b) La nature d’une personne humaine et de ses actions comme fondement des critères de la morale

Un autre aspect concerne le référentiel objectif de la qualité morale des actes humains. GS 51, se référant à la question de la parentalité responsable affirme que “la moralité du comportement ne dépend donc pas de la seule sincérité de l’intention et de la seule appréciation des motifs ; mais elle doit être déterminée selon des critères objectifs, tirés de la nature même de la personne et de ses actes”.

Il est intéressant mais aussi révélateur que Paul VI dans Humanae Vitae (HV), no. 10, change légèrement cette notion sur le plan du langage mais avec de sérieuses conséquences, quand il parle de l’ordre moral objectif de la “vrai nature du mariage et de sa mise en œuvre” (ipsa matrimonii eiusque actuum natura), et non pas  de la “nature de la personne humaine et de ses actes” (personae eiusdem actuum natura).[12] Le référentiel objectif ne peut se déduire simplement de la nature de l’institution du mariage et des actes matrimoniaux parce que tout acte doit être compris comme un acte d’une personne, c’est à dire un sujet moral qui agit avec certains motifs et certaines intentions aussi bien qu’avec ses limites et ses conditionnements. Ce qui importe n’est pas tant une sorte de morale immanente d’une institution comme le mariage ou les actes matrimoniaux mais la personne qui agit est qui est sujet d’une institution. Depuis des siècles la Théologie Morale traditionnelle comprend le mariage comme un contrat dont l’objet est le “consentement matrimonial [qui] est un acte de la volonté par lequel chaque partie donne et accepte le droit perpétuel et exclusif sur le corps, pour l’accomplissement des actes aptes de soi à la génération des enfants”[13]. Ledit “droit au corps” a pendant longtemps empêché les plaintes pour violence sexuelle ou attentat à la pudeur à l’intérieur du mariage. De façon tout à fait juste le Pape François dénonce clairement dans AL qu’il y a des situations de violence sexuelle et de manipulation au sein du mariage lui-même.

 

“C’est pourquoi nous devons réaffirmer avec clarté que l’acte conjugal imposé au conjoint sans égard à ses conditions et à ses légitimes désirs [personnels et raisonnables] n’est pas un véritable acte d’amour et contredit par conséquent une exigence du bon ordre moral dans les rapports [intimes] entre époux “. (HV 13) (AL 154).[14]

 

Il est évident que la doctrine du mariage de GS marque un tournant significatif dans la compréhension du mariage non comme un contrat, mais comme une alliance d’amour interpersonnelle. En conséquence, la moralité d’un acte doit être jugée en référence à l’amour interpersonnel, tel que confiance, respect mutuel, dignité, fidélité et don de soi généreux, etc… Il est dès lors raisonnable de reconnaitre – comme le fait le Pape François par exemple dans AL 298 – que de telles valeurs d’amour et de partenariat peuvent être vécues et témoignées aussi dans des expressions de la relation qui ne correspondent pas (encore ou complètement) à l’institution du mariage sacramentel. En même temps demeure un fort soupçon que la demande d’abstinence sexuelle dans un second mariage après un divorce (cf. FC 84 et al.) constitue un vestige de la compréhension étroite mentionnée ci-dessus du lien du mariage comme un contrat qui implique l’exclusivité des actes sexuels.

  1. c) La notion de conscience dans Amoris Laetitia

Par le passé, considérer les conditions réelles du sujet agissant et prendre en compte les circonstances de la situation était souvent soupçonné par le Magistère Romain de subjectivisme et de morale de situation (cf. e.g. VS 34, 36, 47, 52). Très justement le Magistère a souligné que le jugement moral d’une personne agissante ne peut jamais ignorer les critères moraux objectifs, mais, en même temps, insister sur la dimension morale objective et identifier cette dimension principalement par la nature des actions et les normes morales, réduit finalement le jugement moral personnel à un acte d’obéissance  aux normes morales. La fonction de la conscience selon cette conception était comprise comme un devoir de conformation de la situation concrète réelle à l’ordre moral objectif.[15] Si une interprétation authentique de l’ordre moral objectif  était dépendante de l’exclusive compétence du Magistère le résultat serait que “la conscience subjective doit toujours être soumise, et obéir, à la ‘vérité’ objective de l’enseignement magistériel”[16].

 

Sans nier le rôle essentiel de la dimension morale objective, le Pape François clarifie que :

“Il est mesquin de se limiter seulement à considérer si l’agir d’une personne répond ou non à une loi ou à une norme générale, car cela ne suffit pas pour discerner et assurer une pleine fidélité à Dieu dans l’existence concrète d’un être humain. ” (AL 304).

 

Ce passage montre que la relation des règles morales et des principes généraux avec les situations et les circonstances de la vie concrète doit être intégrée dans la question plus large d’apprécier comment un sujet moral peut être fidèle à la volonté de Dieu qui n’est pas exprimée uniquement dans les normes morales. La personne agissante doit comprendre que

“Dieu lui-même demande au milieu de la complexité concrète des limitations” (AL 303) et se demande comment il ou elle peut offrir à Dieu une réponse plus appropriée. Selon cette conception la conscience est un lieu où l’on devient conscient de sa situation devant Dieu (cf. AL 300) que l’on peut trouver non dans des règles morales externes mais plutôt dans le cœur de l’être humain[17].

Ce concept de conscience est conforme à GS 16, cité par AL 222, où la conscience est perçue comme “le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre “. Dans AL nous trouvons les fondements d’une notion de morale existentielle de la conscience. Elle est vue d’abord comme le lieu de la rencontre et du dialogue avec Dieu et, ainsi, les sujets moraux en accord avec leur conscience sont capables de répondre au mieux à la volonté de Dieu au milieu de leurs limites et de mener leur propre discernement dans des situations complexes (cf. AL 37). La conscience est vue comme la capacité de reconnaître les valeurs profondes de l’Evangile et de ses implications morales pour sa propre vie. En d’autres mots : on peut apprendre à regarder sa propre vie “avec les yeux de la foi” ou “avec les yeux de Jésus”. Il est évident que derrière cette notion de conscience se trouvent les principes ignatiens du discernement spirituel et de l’indifférence. Un dialogue intime avec Dieu outre une confrontation critique avec d’autres personnes aide non seulement à trouver une solution morale appropriée mais aussi à devenir conscient de sa situation devant Dieu, pour écouter la voix de Dieu et Ses commandements. Le but est d’apprendre ce que l’Evangile attend d’une personne et de la mettre en capacité de répondre du mieux possible à l’Evangile au milieu des conditions existentielles.

  1. d) La relation entre conscience et normes morales

AL 296–300 souligne l’exigence d’une différentiation précise des diverses situations. En tant que conséquence logique ceci requiert de prendre en considération les facteurs d’atténuation dans le discernement pastoral et les conséquences aussi bien que les sanctions des actes moraux (cf. AL 301–312). Dans les cas et situations qui ne sont pas objectivement conformes à l’enseignement moral de l’Eglise ou ne correspondent pas à une règle morale générale nous devons faire la différence si c’est une situation de péché personnel ou non. C’est un sujet qui mobilise plus qu’une simple connaissance  ou ignorance d’une règle (cf. AL 301).

Tout d’abord, le processus de discernement doit considérer les motifs et les intentions de la personne aussi bien que les facteurs d’atténuation et les situations et ensuite il doit reconnaître que

 

“Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les « valeurs comprises dans la norme » ou peut se trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute. “ AL 301).

Outre le fait que certainement un sujet moral puisse pécher et être moralement coupable, il y a d’autres possibilités : la responsabilité morale peut être diminuée ou même annulée par différents facteurs, par exemple, par ignorance de la norme morale ou par une incapacité existentielle à reconnaître la valeur authentique d’une norme ou à en être convaincu. Dans ces cas, la personne a une conscience erronée comme déjà noté (cf. AL 301). De plus, AL 301 mentionne le cas où l’on pourrait “se trouver dans des conditions concrètes qui ne permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute. “ Même si AL ne mentionne pas explicitement le principe d’Epikée[18] dans le cas cité en exemple on doit précisément exercer cette vertu.[19] Une personne dans une situation concrète doit s’ajuster à l’intention authentique et à l’esprit d’une norme morale, plus qu’à la lettre de la norme. La conscience est la capacité de reconnaître le sens d’une norme mais aussi les exigences très spécifiques d’une situation complexe et de connaître les besoins de la personne concernée. En conséquence, on peut trouver des solutions qui sont appropriées à cette situation complexe très singulière. En citant Thomas d’Aquin, AL 304 affirme que, plus on entre dans le concret des situations, plus on trouve les principes généraux insuffisants, inadéquats et même déficients : ”Bien que dans les principes généraux, il y ait quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières, plus on rencontre de défaillances. ”

 

A ce sujet la conscience n’a pas simplement le rôle d’appliquer une règle générale à une situation particulière, mais d’arbitrer entre une règle générale et une situation concrète, et de juger comment un bien moral qui est l’objet de la règle ou du principe moral peut être réalisé au mieux possible pour un sujet moral qui est dans une situation concrète. Ainsi la conscience inclue à la fois les dimensions objective et subjective. Elle “discerne et interprète sa compréhension de la vérité objective et mobilise cette compréhension dans le jugement de conscience subjectif”[20].

Comme l’affirme AL 300 il y a une “immense variété de situations concrètes”, de telle sorte qu’il n’est pas possible d’émettre quelque “nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les cas”. Ceci n’implique ni de nier le caractère contraignant des normes générales ni le caractère subjectif de la morale, mais cela signifie la capacité de reconnaître l’impossibilité de soumettre toutes les situations singulières à une règle générale (cf. AL 2), et de prendre acte de la compétence de la conscience individuelle dans le processus de compréhension, de jugement et de décision pour répondre aussi loin que possible à ce que Dieu demande (cf. AL 37).

“La seule solution morale pour toutes et chacune des situations est un chemin de discernement prudent accompagné par un prêtre et un jugement final de la conscience individuelle qui nous commande de faire ceci et de ne pas faire cela (AL 300–305). Seule une telle conscience éclairée peut porter un jugement moral sur les détails de toutes et chacune des situations particulières.”[21]

Bien sûr face à ce concept on rencontre un scepticisme à propos d’une attitude tirant des conclusions excessives à partir de certaines réflexions théologiques (cf. AL 2). Ainsi il ne s’agit absolument pas d’exception aux règles morales, mais de réaliser avec sagesse et une compréhension de manière correcte de la plus profonde intelligence de la morale.[22]

  1. e) La signification de la formation de la conscience et du for interne

C’est sans surprise qu’après cette conversion “vers une conscience orientée vers l’objet, informée par des normes objectives, où la focale herméneutique de la conscience  orientée vers le sujet facilite le processus de compréhension, de jugement et de décision de conscience”[23],  le Pape François souligne le besoin de former la conscience de façon précise :

 

“Evidemment, il faut encourager la maturation d’une conscience éclairée, formée et accompagnée par le discernement responsable et sérieux du pasteur, et proposer une confiance toujours plus grande dans la grâce.” (AL 303).

AL 300 va au coeur de cela:

 

“Le parcours d’accompagnement et de discernement oriente ces fidèles vers la prise de conscience de leur situation devant Dieu. La discussion avec le prêtre, dans le for interne, concourt à la formation d’un jugement correct sur ce qui fait obstacle à la possibilité d’une participation plus pleine à la vie de l’Église et sur les étapes qui peuvent la favoriser et la faire grandir. Dans la mesure où il n’y a pas de gradualité dans cette loi (cf. FC, 34) (48), ce discernement ne pourra jamais faire abstraction des exigences de vérité et de charité de l’Évangile proposées par l’Église. Pour que cela se produise, il faut garantir les conditions nécessaires d’humilité, de discrétion, d’amour de l’Église et de son enseignement, dans la recherche sincère de la volonté de Dieu et dans le désir de lui répondre de façon plus parfaite. (Relatio Finalis 2015, n86)”.

Concernant les personnes qui vivent les situations dites “irrégulières”, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en 1973 (comme mentionné ci-dessus) requérait

“de montrer une sollicitude particulière vers ceux qui vivent en union irrégulière, en cherchant à résoudre ces cas par l’usage des pratiques approuvées de l’Eglise au for interne, aussi bien que par d’autres justes moyens”[24].

Le for interne, cependant peut être non sacramentel et sacramentel.[25] Dans le contexte du for interne non-sacramentel, le Pasteur doit aider la personne à évaluer sa vie coram Deo, c’est-à-dire en présence de Dieu, pour savoir la volonté de Dieu, pour approfondir et renforcer sa confiance en Dieu, pour prendre ses responsabilités selon ses possibilités dans une situation concrète, pour l’encourager à agir de son mieux etc… Le for interne sacramentel est le sacrement de Pénitence. C’est strictement nécessaire seulement si quelqu’un est conscient d’avoir commis un péché grave ou un péché mortel.

AL offre un cadre moral clair pour discerner les situations et les cas et pour aider les personnes à devenir conscientes pour savoir si leur situation est en contradiction objective avec la doctrine de l’Eglise et si la personne est subjectivement coupable ou non. (cf. AL 305). Elle souligne que la mission de l’Eglise est d’offrir les sacrements comme une aide à la croissance dans la foi, dans la grâce et en humanité.

A ce point le passage crucial le plus cité d’AL 305 devrait être mis en valeur:

“Il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église“.

Dans la note de bas de page 351, le Pape François affirme que “ dans certains cas, ceci peut inclure l’aide des sacrements”, et il ajoute une citation de son Exhortation Apostolique, Evangelii Gaudium: “Voilà pourquoi, « aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de torture mais un lieu de la miséricorde du Seigneur » (no. 44). Je sou­ligne également que l’Eucharistie « n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles » (no. 47)”. Le Pape François met en lumière que d’une certaine manière il a même changé ce paradigme bien plus tôt. L’Eglise se sent obligée d’offrir l’aide des sacrements en imitation de Jésus Christ qui exige une profonde logique et une pratique d’intégration et de réhabilitation, et non de rejet (cf. AL 296).

 

4.2 Miséricorde et fidélité au Christ et à Sa Vérité

En ce point le second argument en faveur de la position antérieure du Magistère devrait être réexaminée, à savoir que l’Eglise est liée à la doctrine de l’indissolubilité du mariage et, en conséquence sa pratique qui doit être vue sur la base des Saintes Ecritures devrait être une expression de “fidélité au Christ et  à Sa Vérité” (FC 84). Dans AL l’idéal du mariage marqué par son engagement à l’exclusivité et à la stabilité n’est pas évacué. Le Pape François affirme

que “ Afin d’éviter toute interprétation déviante, je rappelle que d’aucune manière l’Église ne doit renoncer à proposer l’idéal complet du mariage” (AL 307) mais, avec la même vigueur  il souligne que

 

” sans diminuer la valeur de l’idéal évangélique, il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour” ouvrant la voie à ” la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible” (AL 308; avec des citations de EG 44).

 

Le Pape François ne se lasse jamais de faire observer que la miséricorde de Dieu fait partie de la vérité de l’Evangile. Il l’appelle  “le cœur battant de l‘Evangile” (AL 309)[26]. “La Miséricorde est la vérité révélée elle-même et […] elle est ‘le Cœur de la révélation en Jésus Christ’”[27].

Ainsi, la Miséricorde ne doit jamais être mal comprise comme un laxisme pastoral mais comme une exigence de la vérité révélée. Elle requiert que l’on regarde la réalité de la vie des gens

“avec les yeux du Christ, quand il la regardait au moment où il a cheminé parmi les hommes de son temps” (Relatio Finalis 2015, n56), et avec une ” attitude de compréhension pleine d’humilité  [dans] notre désir d’accompagner chacune et toutes les familles afin qu’elles découvrent la meilleure voie pour dépasser les difficultés qu’elles rencontrent sur leur chemin” (ibid.).

 

Si, comme l’affirme le Pape François, ” c’est la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible” (cf. AL 308), notre témoignage de la miséricorde nous impose d’accompagner les personnes dans leur processus progressif de croissance humaine et spirituelle (cf. AL 293–295). Selon une saine auto critique, le Pape François admet que trop souvent l’Eglise “ pose tant de conditions à la miséricorde que nous la vidons de son sens concret et de signification réelle,” (AL 311).

 

L’Eglise est liée à toute la vérité de l’Evangile et, en conséquence, elle doit rejoindre chacun sans exception (cf. AL 309). La Miséricorde requiert une distinction précise des différentes situations de manière à s’ajuster à la complexité et la singularité de chaque situation et des personnes qui y sont impliquées. Elle nous impose aussi d’accompagner ces personnes afin de les intégrer, aussi loin que possible, dans la vie de l’Eglise et, finalement, dans la communion avec Dieu car l’Eglise se conçoit comme le sacrement fondamental de la communion de Dieu avec les êtres humains.

 

4.3 Le soin des personnes faibles, fragiles et brisées comme expression d’une foi forte

 

D’une manière similaire, est prise en compte la réponse au troisième argument mentionné ci-dessus, à savoir que l’Eglise est engagée à éviter de conduire les fidèles dans l’erreur et dans la confusion et, en conséquence, afin d’éviter toute hésitation au sujet de l’enseignement de l’Eglise à propos de l’indissolubilité du mariage et tout scandale, elle ne peut pas admettre les personnes concernées à l’Eucharistie. Même si le Pape François reconnaît “comprendre ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne laisse pas de place à la confusion“, il souligne que lui “croit sincèrement que Jésus Christ veut une Église attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité“  (AL 308).

Une fois encore l’Eglise est engagée à la vérité toute entière de l’Evangile dans lequel nous rencontrons Jésus qui dit: “Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu pour appeler les justes, mais les pécheurs.” (Mc 2,17)

Ainsi,  “Prendre soin d’eux ne signifie pas pour la communauté chrétienne un affaiblissement de sa foi et de son témoignage sur l’indissolubilité du mariage, c’est plutôt précisément en cela que s’exprime sa charité” (AL 243).

Comme le Pape François le souligne, la miséricorde signifie de choisir la via caritatis, ce qui veut dire ni de juger ni de condamner les autres, mais de “demeurer toujours ouvert à de nouvelles étapes de croissance et à de nouvelles décisions qui permettront de réaliser l’idéal plus pleinement.” (AL 303) et

“de trouver les chemins possibles de réponse à Dieu et de croissance au milieu des limitations. En croyant que tout est blanc ou noir, nous fermons parfois le chemin de la grâce et de la croissance, et nous décourageons des cheminements de sanctifications qui rendent gloire à Dieu. Rappelons-nous qu’« un petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés (EG 44)” (AL 305).

Le Pape François avertit fermement que le manque de miséricorde ou mettre des conditions à la miséricorde allant jusqu’à la vider de son application concrète et de sa réelle signification devient “la pire manière de liquéfier l’Evangile” (AL 311).

 

  1. Conclusion

 

AL montre qu’il y a de bonnes raisons pastorales, théologiques et morales de discerner attentivement les situations, d’accompagner les couples divorcés et remariés et de les intégrer aussi loin que possible dans la vie de l’Eglise en essayant d’identifier et de dépasser les obstacles éventuels. Outre le soin pastoral et spirituel pour ces couples, AL a effectivement ouvert de nouvelles possibilités dans la discipline concernant la réception des sacrements pour les divorcés et remariés. Selon AL, l’Eglise ne peut plus les exclure des sacrements de Réconciliation et de l’Eucharistie, même sans l’exigence de l’abstinence sexuelle.

 

Du point de vue de la théologie morale il y a au moins trois aspects qui présentent un nouveau développement dans AL en comparaison à l’enseignement doctrinal du Magistère depuis Familiaris Consortio, qui sont cependant en pleine cohérence avec la longue tradition de la Théologie Morale qui s’appuie sur la référence à Thomas d’Aquin.[28]

 

Tout d’abord, le Pape François dépasse une attitude profondément sceptique vis-à-vis de la compétence de la conscience des fidèles qui a caractérisé la position de l’Eglise sous les pontificats précédents. Dans AL la conscience a un rôle significatif. La question de la conscience court comme un fil rouge tout au long du document.  Pour la première fois elle est mentionnée au n° 37 dans une déclaration très autocritique :

 

“Il nous coûte aussi de laisser de la place à la conscience des fidèles qui souvent répondent de leur mieux à l’Évangile avec leur limites et peuvent exercer leur propre discernement dans des situa­tions où tous les schémas sont battus en brèche. Nous sommes appelés à former les consciences, mais non à prétendre nous substituer à elles. “

 

Ainsi, “la conscience des personnes doit être mieux prise en compte par la praxis de l’Église dans certaines situations qui ne réalisent pas objectivement notre conception du mariage“. (AL 303).

 

Deuxièmement, AL souligne l’importance de la conscience non seulement pour le discernement des situations mais aussi pour clarifier la responsabilité et la culpabilité personnelle (cf. AL 298–312). Le document urge la nécessité de différencier la dimension objective et la dimension subjective. La notion fondamentale de conscience est qu’une compétence du sujet est capable de reconnaître comment réaliser, aussi loin que possible les normes morales objectives dans une situation concrète avec sa complexité, ses limitations et ses conditions. Selon Thomas d’Aquin une règle générale n’est pas capable de couvrir tous les détails d’une situation singulière et complexe et, en conséquence, doit  passer par la médiation de la conscience individuelle avec sa compétence herméneutique.

Le Pape François, suivant GS 16, comprends l’expérience de la conscience  tout d’abord comme une rencontre et un dialogue avec Dieu et, en conséquence, comme le lieu où l’on devient conscient de sa situation devant Dieu. La conscience n’est pas seulement une manifestation de la morale, mais elle aide à comprendre et mettre en œuvre pleinement la volonté de Dieu dans sa vie.

 

Troisièmement et parce que c’est la raison d’être de ce papier, un aspect crucial est le suivant: même si le remariage après un divorce peut représenter un sérieux écart par rapport à l’idéal du mariage, caractérisé par un engagement à l’exclusivité et à la stabilité, toutes les situations de remariage après un divorce ne comportent pas automatiquement un péché grave de la part des sujets moraux impliqués. La position antérieure que la  “vérité objective, selon l’enseignement magistériel, est que les couples vivant cette situation commettent l’adultère et ne peuvent pas recevoir la Communion et que leur conscience subjective doit adhérer à cette vérité”[29], ne peut plus être soutenue. AL affirme que les personnes concernées, qui vivent dans de telles situations, peuvent “vivre dans la grâce de Dieu, peuvent aimer, et peuvent également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église, ce qui dans certains cas peut inclure l’aide des sacrements” (AL 305 plus note 351).

En résumé, AL est très claire et cohérente dans son argumentation de telle sorte que l’on en tire la conclusion que, dans certains cas, ce document ouvre aux personnes divorcées et remariées la possibilité de s’approcher des sacrements de Réconciliation et de l’Eucharistie. L’argument contraire à savoir que AL ne le déclarerait pas explicitement ou qu’elle serait insuffisante pour déclarer un tel contenu si important de façon ambiguë et en tant que note de bas de page prêtant à confusion apparaît déraisonnable. Une note de bas de page fait également partie intégrante de ce document et – comme déjà déclaré – l’intention et l’entière argumentation de AL sont claires. En conséquence la réponse du Pape François aux évêques argentins, qui ont élaboré quelques “Critères fondamentaux pour l’application du chapitre 8 d’Amoris Laetitia[30], n’est pas surprenante. Les  évêques ont écrit aux paragraphes 5 et 6:

“(5) Chaque fois que c’est faisable, et en fonction des circonstances spécifiques d’un couple, et spécialement quand les deux conjoints sont des chrétiens marchant ensemble sur le chemin de la foi, le prêtre peut suggérer une décision de vivre dans la continence. Amoris Laetitia n’ignore pas les difficultés découlant de cette option (cf. note de bas de page 329) et offre la possibilité d’avoir accès au Sacrement de Réconciliation si les conjoints manquent à cet objectif (cf. note de bas de page 364 […]).

(6) Dans d’autres cas plus complexes, et quand une déclaration de nullité n’a pas été obtenue, l’option mentionnée ci-dessus ne peut pas en fait être faisable. Néanmoins un chemin de discernement est toujours possible. Si l’on peut reconnaître que, dans un cas particulier il y a des limites qui atténuent la responsabilité et la culpabilité (cf. 301–302), spécialement quand une personne croit qu’elles induiront un mal conséquent qui sera nocif pour les enfants de la nouvelle union, Amoris Laetitia offre la possibilité d’accéder aux sacrements de Réconciliation et de l’Eucharistie (cf. notes de bas de page 336 et 351). Ces sacrements, en retour, disposent la personne à continuer à murir et à grandir par le pouvoir de la grâce.”

Le Pape François a affirmé dans sa réponse : “Il n’y a pas d’autre interprétation.”[31]

 

 

[1] John Paul II, FC 84.

[2] Disponible en ligne :

http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19730411_indissolubilitate-matrimonii_en.html (10.09.2016).

[3] Cf. Basilio Petrà, Amoris laetitia: un passo avanti nella Tradizione, in: Il Regno 61 (2016) 243–251, here 243.

[4] Cf. Kevin Schembri, The Orthodox Tradition on Divorced and Remarried Faithful: What can the Catholic Church Learn?, in: Melita Theologica 65 (2015) +++

[5] Ce passage est une citation de Jean Paul II, lettre Encyclique Dominum et vivificantem (1986), 43.

[6] Cf. Petrà, Amoris laetitia: un passo avanti nella Tradizione, 247.

[7] Pour une comparaison détaillée de FC et AL voir: Eva-Maria Faber/Martin M. Lintner, Theologische Entwicklungen in Amoris laetitia hinsichtlich der Frage der geschiedenen Wiederverheirateten, in: Stephan Goertz/Caroline Witting (edd.): Amoris laetitia – Wendepunkt für die Moraltheologie? (Katholizismus im Umbruch 4), Freiburg i. Br. et al. 2016, 279–320.+++

 

[8] Cf. Eberhard Schockenhoff, Chancen zur Versöhnung? Die Kirche und die wiederverheirateten Geschiedenen, Freiburg i.Br. 2011, 19–20.

[9] Pour l’explication détaillée et critique de ces différents arguments « pour et contre » du point de vue de la théologie morale voir : Martin M. Lintner, Geschieden und wiederverheiratet. Zur Problematik aus theologisch-ethischer Perspektive, in: Markus Graulich/Martin Seidnader (Hgg.), Zwischen Jesu Wort und Norm. Kirchliches Handeln angesichts von Scheidung und Wiederheirat (= QD 264), Freiburg i. Br. et al. 2014, 193–215.

 

[10] Conseil Pontifical pour l’interprétation des textes législatifs, Déclaration ”Concernant l’admission à la Sainte Communion des fidèles divorcés remarries” (2000), no. 1.

[11] Cf. Karl Rahner, Warum man trotzdem beichten soll. Zur Situation des Bußsakraments, in: Entschluss 35 (1980), issue 9/10 (Sept./Oct.), 4–12, here 5.

[12] Voir: Martin M. Lintner, Die Morallehre des Zweiten Vatikanischen Konzils: Kontinuität und Diskontinuität am Beispiel der Lehre über Ehe und Familie, in: Jörg Ernesti/Leonhard Hell/Günter Kruck (edd.), Selbstbesinnung und Öffnung für die Moderne: 50 Jahre II. Vatikanisches Konzil, Paderborn et al. 2013, 95–122.

[13] CIC 1917, Can 1081 § 2: “Consensus matrimonialis est actus voluntatis quo utraque pars tradit et acceptat ius in corpus, perpetuum et exclusivum, in ordine ad actus per se aptos ad prolis generationem.” English translation: The 1917 or Pio-Benedictine Code of Canon Law: In English Translation with extensive scholary apparatus, cur. by Edward N. Peters, San Francisco 2001.

[14] Entre crochet ajouts à la traduction française d’AL venant de la traduction du texte anglais.

[15] Cf. Antonio Autiero, Amoris Laetitia und das sittliche Gewissen. Eine Frage der Perspektive, in: +++

[16] Michael G. Lawler/Todd A. Salzman, In Amoris Laetitia, Francis’ model of conscience empowers Catholics, in: National Catholic Reporter du 7 septembre 2016, online: https://www.ncronline.org/news/theology/amoris-laetitia-francis-model-conscience-empowers-catholics (10.10.2016).

[17] Cf. Autiero, Amoris Laetitia und das sittliche Gewissen, +++

[18] Voir: Günter Virt, Moral Norms and the Forgotten Virtue of Epikeia in the Pastoral Care of the Divorced and Remarried, in: Melita theologica 63 (2013), 17–34.

[19] Cf. Antonio Spadaro SJ: «AMORIS LAETITIA». Struttura e significato dell’Esortazione apostolica post-sinodale di Papa Francesco, in: Civiltà Cattolica 167 (2016), 122.

[20] Lawler/Salzman, In Amoris Laetitia.

[21] Lawler/Salzman, In Amoris Laetitia.

[22] Cf. second rapport du Circulus Germanicus (14.10.2015) pendant la 3ème Assemblée Générale 2015; en ligne https://press.vatican.va/content/salastampa/it/bollettino/pubblico/2015/10/14/0784/01688.html#germ (10.10.2016).

[23] Lawler/Salzman, In Amoris Laetitia.

[24] http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19730411_indissolubilitate-matrimonii_en.html (10.09.2016).

[25] Cf. Petrà, Amoris laetitia: un passo avanti nella Tradizione, 245–247.

[26] C’est une citation de: Pape François, Misericordiae Vultus. Bulle of Indication du Jubilee Extraordinaire de la Miséricorde (2015), no. 12. Cf. aussi: Idem, Le Nom de Dieu est Miséricorde, New York 2016; Martin M. Lintner, „Miserando atque eligendo“ – zur Spiritualität der Barmherzigkeit bei Papst Franziskus, in: Idem/Jörg Ernesti/Markus Moling (edd.), Papst Franziskus – Herausforderung für Theologie und Kirche (= Brixner Theologisches Jahrbuch, Bd. 6), Brixen/Innsbruck 2016, 71–87.

[27] XIVe Assemblée Générale Ordinaire du Synode des Evêques, La Vocation et la Mission de la Famille dans l’Eglise et dans le Monde Contemporain Instrumentum Laboris (2015), no. 68.

[28] Rodrigo Guerra López dans son commentaire d’AL dans l’Osservatore Romano parle d’un “développement organique  avec une fidélité créative”; cf. Idem, Fedeltà creativa. Dalla riflessione di Karol Wojtyła all’esortazione “Amoris laetitia”, in: Osservatore Romano CLVI, no. 167 (July 23, 2016), 5.

[29] Lawler/Salzman, In Amoris Laetitia.

[30] Une version anglaise est disponible en ligne: https://cvcomment.org/2016/09/18/buenos-aires-bishops-guidelines-on-amoris-laetitia-full-text/ (10.10.2016).

[31] Voir: Inés San Martín, Pope okays Argentine doc on Communion for divorced and remarried; online: https://cruxnow.com/global-church/2016/09/12/pope-okays-argentine-doc-communion-divorced-remarried/ (10.10.2016). (L’auteur souhaite remercier spécialement Sr. Joyce-Mary Fryer OSM pour la correction du texte anglais.)